Entre sa mère et la liberté, que faut-il choisir ? Les deux pour les grands hommes et les grandes consciences qui méritent la postérité, la reconnaissance, le respect et l'amour de l'humanité. Si le XXe siècle a été celui de la barbarie et de l'horreur, il a été aussi celui de l'honneur, des libertés, des victoires féministes et du mouvement syndical dans toutes les langues. Les guerres mondiales, la spoliation de la Palestine, les mouvements nationaux, les guerres d'indépendance, les camps d'extermination en Europe, en URSS, au Cambodge, les droits civiques en Amérique ont caractérisé le siècle dernier dont de nombreuses séquelles sont encore vivaces et surtout présentes dans les champs politiques et les espaces nationaux, partout dans le monde. Parce que l'entreprise coloniale a été dévastatrice.L'histoire sédimente, irrigue la mémoire collective, les cultures, les identités à travers des héritages symboliques, physiques, littéraires, cinématographiques, des emprunts, des vols, des spoliations, par des femmes et des hommes qui sont des passeurs ou des imposteurs, des phases ou des vampires. Aux plans culturel et symbolique, historique et humain, l'histoire, partagée entre l'Algérie et la France durant la longue séquence de la colonisation à 1962, se prolonge aujourd'hui pour des raisons objectives et d'autres subjectives, évidentes. Si l'histoire de l'occupation, de la guerre d'indépendance appartient en toute légitimité aux historiens et chercheurs des deux pays et au-delà, elle intéresse aussi les populations, les élites, les hommes de lettres et les artistes, les sociétés civiles et les générations qui n'ont connu que l'Algérie indépendante et la France ex-colonisatrice. De part et d'autre, les classes politiques, les puissances économiques et financières, les groupes de pression, les nostalgiques de l'Algérie française, les moudjahidine du 19 mars et les rentiers dans chacun des deux pays «sucent la roue» de l'histoire. Celle du conflit armé qui a opposé le peuple algérien à la France coloniale. Aujourd'hui, entre les deux pays, des relations politiques apaisées passent nécessairement par la reconnaissance des tragédies vécues par les Algériens et le respect dû à tous les Français ayant fait cause commune avec les «fellaghas» qui ont osé prendre les armes, pour la liberté et la dignité humaine. Alors que les relations algéro-françaises connaissent, une fois de plus, des turbulences préjudiciables, les nauséabondes gesticulations des clowns de la secte néo-nazie menée par Le Pen, un écrivain français décédé est invité (on se demande pourquoi lui) dans l'espace culturel algérien, en attendant que M. Sarkozy le transfère au Panthéon. Albert Camus, c'est de lui qu'il s'agit, est un grand écrivain qui fait la fierté de son pays, et le prix Nobel qu'il a obtenu occupe une belle place dans la collection des lettres françaises. Son immense talent légitime le prix et l'intérêt que lui porte le président français et l'attrait suscité par ses livres, son théâtre et son destin tragique. Si l'auteur de l'Etranger est un grand homme de lettres qu'il faut lire, toutes générations confondues, il n'est pas algérien pour autant, et sa position relative à la guerre d'indépendance l'inclut de fait comme acteur politique. Comme l'ont été d'autres écrivains et intellectuels de l'Hexagone qui, eux, se sont clairement affichés comme des militants au service de l'indépendance de l'Algérie. Sur ce chapitre, la figure gigantesque de Sartre fera éternellement de l'ombre à A. Camus, comme le font de nombreux intellectuels français qui ont tout risqué pour une juste cause. La France a su faire la part des choses entre un écrivain et un homme pris dans une guerre. Céline, qui est pour beaucoup le plus grand écrivain français du siècle dernier, ce qui n'est pas usurpé, a été un collabo pronazi. Il a été jugé comme tel sans pour autant que soit amoindri d'un gramme son génie littéraire. Il en est de même pour Camus. Français, écartelé entre sa mère et la justice, il a manqué de courage politique devant l'une des plus grandes épopées libératrices de son siècle. Il n'a pas vu, tout comme Drieu la Rochelle, venir la fin des empires coloniaux pour y apporter notoriété et talent. Si Camus ne peut en aucun cas être assimilé à Céline et à Drieu la Rochelle, il est permis à des Algériens d'apprécier Camus l'écrivain et de recommander sa lecture, mais aussi d'apporter un regard politique sur l'homme en toute lucidité et avec sérénité et le respect dû à son écriture. Il fait partie de la mémoire culturelle algéro-française car elle existe. Ceux qui, comme Sartre, Jeanson, Yveton, Henri Alleg et tant d'autres, mériteraient de voir leur nom au fronton d'édifices et de temples culturels algériens parce que, entre leur mère et la justice, ils ont choisi les deux, souvent l'honneur de leur mère patrie en continuant d'être des liens et des liants entre l'Algérie et la France des lumières. Camus restera un étranger qu'il serait vain de «nationaliser» avec de complexes contorsions n'ayant rien à voir avec la littérature qui transcende les frontières et les intérêts d'un jour. A. B.