La question de la caravane Camus tourne à la confrontation. Cette caravane désirée par un écrivain français de Camus, est initiée et organisée par le Club Camus Méditerranée, avec le soutien du Centre culturel algérien à Paris et du maire de la ville d'Oran, destination finale de la caravane. Présent à la conférence de presse donnée à Paris le 23 janvier, le maire d'Oran a annoncé une plaque commémorative. D'autres sources de presse parlent de donner son nom à une bibliothèque et d'un projet de stèle sans confirmation officielle. L'association Bel Horizon et le Centre culturel français doivent organiser pour des étudiants un pèlerinage sur les traces de l'auteur dans la ville. Faire connaître l'œuvre au moyen d'une caravane, voilà le but proclamé du projet. Jusqu'à présent nous n'avons connu de rôle efficace pour les caravanes que celui de la vulgarisation ou de la sensibilisation ; celui du discours à sens unique vers une population ciblée et avec les moyens pédagogiques idoines pour cadrer les questions et préparer les bonnes réponses. La fonction essentielle des hommes chargés de cette pédagogie est en réalité celle de l'animation avec toutes les techniques usitées. Il est difficile de concevoir qu'une caravane puisse nous ouvrir la compréhension d'une «œuvre complexe» comme la définit le lobby qui a fait de Camus une cause plus qu'un écrivain. Ce serait une première qu'une caravane soit un vrai lieu de débat et il faudra exiger une reconnaissance mondiale pour cette pédagogie révolutionnaire qui permettrait de connaître une œuvre au simple miracle de son passage. Mais prenons les promoteurs de la caravane au mot. La motivation officielle énoncée de faire connaître l'œuvre, ils délivrent, camusiens français et algériens, un message tout à fait différent. Dans l'émission consacrée aux significations de cette caravane. David Camus réclame le jugement «des terroristes du FLN». Présent, le directeur du Centre culturel algérien à Paris ne proteste pas. Mieux, lors d'un hommage rendu à Albert Camus au centre Pompidou il déclare que «les pieds-noirs resteront, malgré tout, des Algériens» et affirme sans sourciller que Camus est «le seul prix Nobel algérien !» «Camus est algérien car il est né en Algérie, il a connu la misère comme tout Algérien.» «Qu'on le veuille ou pas, il fait partie de nous. Le nier, me semble-t-il, c'est nier une partie de notre mémoire.» «Pourquoi l'Algérie n'a-t-elle pas reconnu ce fils exilé ?» Y. H. (source Blog Ahmed Hanifi). D'Alger, on n'est pas moins clair. Le 25 décembre sur El Watan, un éditeur affirme que Camus appartient au patrimoine algérien, va au plus clair ; «Pour moi, Camus est pleinement un écrivain algérien. Il n'était pas un ultra de l'Algérie française. Il a appelé à la trêve civile. Il a travaillé sur le monde ouvrier, la misère en Kabylie : il connaissait la réalité algérienne. C'était quelqu'un qui était déchiré, et c'est pour cette raison qu'il est précieux. Camus il n'était certes pas pro-FLN ni pro-OAS, mais dans un entre-deux.» (le FLN est né pour combattre l'OAS, est-il l'équivalent moral et politique de l'OAS, et l'armée sort dédouanée de cette comparaison ?). Et il enfonce le clou sur la Tribune de Genève, au cas où, nous aurions l'illusion que la caravane en resterait à Camus l'écrivain : «Les livres les plus lus restent l'Etranger et la Peste, mais le Camus journaliste avec ses reportages sur la pauvreté en Kabylie intéresse beaucoup. Il permet de nuancer l'homme et son œuvre et de sortir du manichéisme réducteur pieds-noirs contre Algériens.» la pensée politique de Camus sera au rendez vous de la caravane. Identité nationale, procès du FLN, retouche de l'image de la colonisation sont des problèmes littéraires. Non, il n'y a aucune ambiguïté sur les buts de cette caravane : elle utilisera Camus comme cheval de Troie pour délivrer des messages politiques et seulement politiques. Mais la caravane en elle-même est un discours politique. Elle est un métalangage, elle vaut pour tout ce qu'elle porte de significations non dites mais aveuglantes : tarés et barbares que nous sommes nous avons encore besoin de la France pour accéder à la culture et à la compréhension de l'universel et tutti quanti. Nos instituts, nos universités, nos centres et maisons et ministère de la Culture sont à ce point incapables de faire le travail ? Cette célébration française d'un anniversaire d'un écrivain français doit-elle faire notre actualité culturelle nationale ? Ou sommes-nous la domesticité ravie de se mettre dans les salons festifs des maîtres pour avoir l'illusion de nous «extraire de l'indigénat», selon la belle expression d'un ami ? Les arguments et les attendus des militants de camus et de la caravane sont nombreux. Certains relèvent de l'opinion littéraire, d'autres renvoient à des faits historiques. Ils traitent de menteurs les signataires de l'alerte quand ils affirment le contenu colonial de l'œuvre de Camus. Il faudra rajouter dans la liste des menteurs Kateb Yacine : «Camus est un colonialiste de bonne volonté», Mouloud Mammeri : «C'est une vérité que de dire que […] le personnage de Camus, si grand qu'il soit, ne pouvait pas échapper à sa condition objective. Et sa condition objective était la suivante : c'était ce qu'il était convenu d'appeler un pied-noir, un Français d'Algérie. En tant que tel, si grand que soit l'effort intellectuel ou idéologique qu'il faisait pour dépasser ce que cette condition avait d'astreignant, il ne pouvait pas ne pas en être, il ne pouvait pas faire qu'il ne soit pas un fils de petit blanc d'Algérie.» (archives INA). Il faudra rajouter Edward Saïd devant lequel ces camusiens font peut-être le poids : «C'est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l'apogée de l'empire, mais il survit comme auteur ‘‘universaliste'', qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié.»Le langage de l'intimidation et du chantage ne changera rien. Autant ils ont le droit de faire des lectures positives de Camus, autant nous avons le droit de faire des lectures éclairées, mais les analyses de nos aînés et de nos maîtres nous suffisent dans le cadre d'un article trop court. Mais pourquoi se priver de l'avis de Y. K. qui parraine la caravane : voilà pour l'écrivain, voyons pour l'humaniste dans la bouche de ses défenseurs. Y. Z. déclare dans le dossier de l'expression que «Camus est un écrivain immense, et un humaniste de génie […] Le seul reproche qu'on peut faire à Camus, c'est de ne pas avoir vraiment connu de près la culture musulmane de la population». Dans le même dossier, Y. K. notre coloré directeur du CCA déclare : «Les Algériens ont besoin […] de reconnaître le talent exceptionnel de Camus et de déplorer, intelligemment, son autisme d'homme, ses maladresses, ses tergiversations, ses indécisions, de mesurer combien parfois le génie est éloigné de la lucidité, que l'on peut être magnifique et gauche à la fois, sublime et à côté de la plaque.» Ces militants de Camus ont une idée originale de l'humanisme. Les faits et la mystification Maintenant les faits et les mystifications ! Dans cette furie de faire de Camus un Algérien, quelle était la volonté et la claire volonté, de Camus ? «Mais Français de naissance et, depuis 1940, par choix délibéré, je le resterai jusqu'à ce qu'on veuille bien cesser d'être Allemand ou Russe. Je vais donc parler selon ce que je suis.» (L'Express 28/10/1955). Il était et voulait être français. C'est un texte. En faire un Algérien, c'est violer sa volonté. Cherchez l'erreur ! Mais Camus aurait-il reconnu à nos militants indigènes de Camus l'identité algérienne. Car pour lui comme pour les algérianistes, étaient algériens les pieds-noirs. Les indigènes étaient de vagues «Arabes». Cette distinction n'était pas seulement le fait des élites nourries aux thèses de L. Bertrand mais celle de la masse des pieds-noirs. «D'ailleurs, dans le vocabulaire courant de l'époque, le mot algérien désignait les Européens d'Algérie, les Arabes et les Berbères étant désignés sous les vocables de musulmans ou indigènes selon la mentalité coloniale de ce temps.» (Jacqueline Lévi-Valensi, spécialiste d'Albert Camus. 1999. Revue Europe). Cherchez encore l'erreur.Dans l'argumentaire des militants Camus, son reportage sur la Kabylie et son passage à Alger Républicain tiennent une place de choix parce que, spontanément, pour la plupart des Algériens Alger Républicain a toujours été un journal anticolonialiste. Il a écrit sur la misère en Kabylie dans Alger Républicain mais avant que ce journal devienne anticolonialiste à partir de 1942, il y a écrit avant 1939 quand ce journal était algérianiste. Et les algérianistes considéraient qu'il fallait atténuer la misère des Algériens pour couper l'herbe sous le pied aux nationalistes. Langage que les pieds-noirs ne voulaient même pas entendre. Et pour résumer la ligne politique des algérianistes, Camus reste le plus qualifié pour en parler et pour parler de sa politique : «Et la seule façon d'enrayer le nationalisme, c'est de supprimer l'injustice dont il est né» (Alger Républicain du 18 août 1939, page une). C'est-à-dire cette misère de la Kabylie et du reste du pays. Mais laissons la parole aux plus compétents sur cette question :«Mais, contrairement à la légende que lui-même et ses adulateurs alimenteront lorsqu'il sera devenu un écrivain reconnu et choyé par les cercles littéraires du meilleur monde, il n'est nullement ouvert aux aspirations nationales du peuple algérien et encore moins à l'idée d'une future indépendance. A l'instar de la plupart des libéraux européens de l'époque, Camus, s'il proteste contre la misère, les inégalités et injustices dont sont victimes les indigènes», ne voit pour eux d'émancipation possible que dans l'assimilation «à l'ombre du drapeau français». Il ignore tout -et ne s'en soucie guère- de l'histoire prestigieuse de la civilisation arabe et n'envisage même pas qu'il puisse exister en Algérie une autre culture digne de ce nom que celle de la France. Ces traits l'orientent donc déjà vers la position politique qu'il adoptera plus tard, quand, finalement, «entre la justice et sa mère», il se résoudra (en vérité sans trop de tourments) à choisir sa «mère», c'est-à-dire la défense de la «présence française» plutôt que la solidarité avec les combattants de 1'indépendance algérienne. («la Grande Aventure d'Alger Républicain», Messidor, Paris, 1987, page 21).Il a écrit dans Combat, en mai 1945, après la répression, qu'il fallait des droits démocratiques pour les Arabes sans préciser qu'il avertissait sa communauté qu'il était impossible de maintenir la colonie sans concéder aux «Arabes» des droits en tant que communauté parmi les autres. Cet avertissement n'était pas dans son essence différent de celui du général Duval qui prévenait le gouvernement général qu'il n'avait donné la paix à la colonie que «pour dix ans» et qu'il fallait des réformes urgentes. Dans un entretien avec A. Kaouah, Réjane Le Baut, spécialiste de Jean Amrouche El Mouhoub, (Algérie News du jeudi 3 mars 2010) : «En apprenant les événements du Constantinois, il écrivit dans Combat, dont il était rédacteur en chef et éditorialiste, une série d'articles. Il y décrivit longuement la misère et l'injustice qui sont le lot de la population indigène, comme il l'avait fait en 1939 dans Alger Républicain. Il y mettait en garde les Français d'Algérie contre la haine qu'ils soulèveraient s'ils ne rétablissent pas la justice en faisant des musulmans leurs égaux. Il signalait aussi le changement de mentalité qu'il avait observé chez les indigènes.» «Ils sont majoritairement contre l'assimilation», écrit-il. Après ces constats, la conclusion de Camus est surprenante, elle manque de réalisme politique puisqu'il continue de penser que la France peut encore «reconquérir» l'Algérie. Il ne sort pas du postulat colonialiste». Il a proposé une trêve civile pour éviter la mort des innocents mais il n'a pas, dans sa chronique de septembre 1955, dit un mot sur les «Arabes» assassinés le 20 août 1955. Il a proposé cette trêve, aussi, pour isoler le FLN en ouvrant avec les «Arabes» modérés la perspective d'une Algérie où chaque communauté aurait ses droits en tant que communauté séparée et donc négocier un développement séparé des communautés. Cette idée, on l'appellera comment plus tard ? Mais lisons ce témoignage de Jean Amrouche sur cette «ouverture» de Camus : «Non, rien à faire avec Camus. Il ne veut pas se compromettre dans un dialogue. Il vient de m'écrire qu'il porterait seul son témoignage» (Lettre à Janine Falcou-Rivoire, 11 janvier 1958). Il était contre la peine de mort mais il l'était déjà en 1945 et il n'allait pas se déjuger après 1954 et sans nous préciser qu'il n'a intervenu que pour notre frère Yveton et aurait intervenu pour notre autre frère Taleb Abderrahmane. Sans plus. En 1957, il quittera l'Express quand ce dernier va adopter une ligne éditoriale favorable à l'indépendance de l'Algérie. Camus a été et restera jusqu'à sa mort un militant de l'Algérie française, avec une vague reconnaissance d'une personnalité «arabe» et moins d'injustice, mais une Algérie française. Il n'a pas été neutre. Il a condamné la violence de notre guerre de libération en la plaçant sur le même plan que la violence coloniale -jugez de l'équilibre– mais il a rejoint la résistance française dans le réseau Combat, et a donc la violence de cette résistance. Pourquoi ce serait légitime pour lui et pas pour nous ?Bref, les promoteurs ont inventé un Camus irréel. Ils veulent en faire un mythe pour en faire une cause, celle d'un colonialisme fantasmé, humain et positif. Laissons Camus dire lui-même quelle est sa cause, «Une Algérie constituée par des peuplements fédérés et reliée à la France me paraît préférable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée, à un empire d'islam qui ne réaliserait à l'intention des peuples arabes qu'une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français d'Algérie à sa patrie naturelle» (1958, Camus Actuelles III). C'est cette cause que vient défendre la caravane et que défend le lobby Camus depuis 2004. M. B.