Entretien réalisé par Azeddine Lateb LA TRIBUNE : Ce qui prédomine dans l'espace de votre travail est la Lettre. Elle est écartèlement et libération ; elle dévoile et voile. Elle est expression d'une quête mystique dont les résonances poétiques attestent la filiation. Peut-on dire que c'est votre matière essentielle de travail ? Yacine El Kassimi El Hassani : Très justement, la lettre est matière et esprit. Signe en puissance, elle émerge en révélant l'espace qu'elle précède. Cet oxymore de l'apparent caché m'a toujours fasciné car résumant à merveille l'un des principes fondamentaux de l'existence. Mon attachement filial au soufisme a trouvé dans la poésie un prolongement naturel. Le verbe m'est ainsi une nécessité absolue, ma principale voie d'accès au trait. Ce dernier est transbordement de l'âme, nostalgie ontologique et fragments de désirs épars. Dans un processus inlassable de recherche et de dépouillement, symboliquement proche des fouilles archéologiques, des éclats de traits sont témoins d'une source invisible et pourtant vive. Conscient à la fois de la permanence des signes inaccessibles et offerts, je tente d'en approcher les lointains reflets. Poésie et soufisme sont des moyens de ce dépassement recherché. Vous êtes nourri de soufisme, cela se sent dans vos œuvres. Est-ce que faire de la calligraphie, c'est aussi une manière d'œuvrer à un monde où le spirituel retrouvera sa place face aux grands bouleversements qui ravagent cet aspect important de l'homme que la globalisation menace ? Ou retrouver le spirituel dans l'art pour reprendre un titre de Kandinsky ? La relation que j'entretiens avec le soufisme procède d'un héritage familial très ancien. Aussi, je suis conscient que l'engouement observé en Orient et en Occident, ces dernières années, pour le soufisme peut s'apparenter quelquefois et par certains aspects à un phénomène de mode. Il peut exprimer un besoin légitime de spiritualité, mais il donne, hélas, lieu, parfois, à un emploi superficiel de ce vocable. D'aucuns pourraient plaquer «l'étiquette» du soufisme sur certains de leurs travaux dans une vaine tentative de leur conférer sens et profondeur. Cette tendance très «tendance» affecte notamment les domaines de la musique et des arts plastiques. Je ne sais si mon travail est une manière de réagir aux dérives du monde moderne. Je pense néanmoins qu'il s'agit d'un travail de respiration et d'ouverture pour moi salutaire, reliant une expérience intérieure à un mode d'expression plastique incroyablement illimité. S'imprégner réellement d'une certaine culture, de l'intimité spirituelle qui peut en naître, de l'amour de la langue ; tout cela vous porte à considérer que d'autres manières de voir et de vivre sont possibles. Je voudrais dire un mot peut-être sur la globalisation. L'un des aspects des plus menaçants dans ce processus qui semble s'emparer de notre planète, c'est l'uniformisation qui touche également la production culturelle et artistique. Toute la difficulté consiste à ne pas confondre globalisation et universalisme. Les particularismes forts et confiants confinent indubitablement à l'universel. Je ne suis pas partisan du repli mais de l'ouverture éclairée ; celle qui est sûre et confiante dans ses valeurs et qui aborde le reste du monde, sans complexe, avec fierté et sérénité. La démarche d'éprouver d'autres rapports au monde manifeste n'est sans doute pas sans lien avec un besoin essentiel de transcendance. Sous cet angle, art, poésie et spiritualité se croisent et se fécondent. Le chaos est aussi au centre de votre œuvre. Il est alphabétique et gestuel mais aussi un chao d'être. Peindre, est-ce une manière de vaincre ce chaos ? Ou, comme le dit si bien Nietzsche, «il faut beaucoup de chaos en soi pour donner naissance à une étoile qui danse» ? Le chaos reflète sans doute la multitude des tiraillements, des sensations, des images et des doutes. Dans ce fracas de mots et de sensations, des éléments s'agrègent et s'imposent comme proposition de répit. L'insatisfaction est permanente. L'être et la lettre sont ouverts aux vents des possibles. Ce chaos est accentué par les corrélations grégaires des mots et des pensées que nous portons tous. Ne croyant point au hasard, je confie à la providence le choix des formes. Jeter «l'encre» parmi des mots improbables, labourer l'eau, voir scintiller des étoiles déjà mortes, confusion des temps, consolation de l'infini. Il y a une forte connivence entre la calligraphie et la poésie. Vous citez expressément des vers de poètes. Cela n'est-ce pas aussi une manière d'accomplir la totalité du projet artistique ? J'avais précédemment évoqué ce lien que je trouve naturel entre calligraphie et poésie. La première est ma manière particulière d'exprimer l'enchantement et le «tarab» (extase en arabe) que me procure la deuxième. Je ne peux concevoir de vivre cet état de saisissement sans partage. L'intemporalité de la poésie, ce qu'elle offre comme écart et exil des mots, agencements surprenants, images qui déroutent, ce jeu du dépassement sans cesse renouvelé orientent considérablement mon travail. Il en va de même des résonances que je crois déceler entre des poètes de cultures et d'époques très diverses. Comment Rimbaud donne la réplique à Al Mutanabbi, Baudelaire à Suhrawardi ? La poésie est ainsi source, support et direction dans mon travail. Elle ne vient pas parachever d'une manière réfléchie un projet artistique ; elle en est un fondement. Il y a également un côté ludique dans quelques-unes de vos calligraphies ; c'est dire que l'art, c'est aussi un divertissement. De quoi relève cette intention ? Ce qui m'a toujours frappé, c'est la grande diversité des réactions et des interprétations des publics qui ont eu à approcher mes travaux. Cela prouve que le discours qu'ils portent ou qu'ils suscitent est ouvert. Formes et mouvements peuvent effectivement évoquer un jeu mais interactif ; le regard y est sollicité, dérouté puis retrouvé. L'intention, ce n'est pas le divertissement, que je ne récuse d'ailleurs aucunement, mais une volonté d'explorer d'autres pistes. L'aune la plus précieuse à mes yeux demeure celle que m'offre les enfants qui très souvent sont captivés par mes travaux les plus abstraits. Peut-on parler de «pop calligraphie» dans votre travail puisque ce dernier n'obéit pas à la calligraphie classiquement connue ? On peut situer cette «subversion» à plusieurs niveaux, la couleur par exemple et les biffures sur papier… Il est plus séant de laisser les autres qualifier votre travail mais il vous appartient de discuter le classement auquel on vous assigne. Ne pas obéir à la calligraphie classique ne signifie pas pour autant son absence. Les repères restent indispensables à cet écart. Par certains aspects, la subversion est assez présente, car je n'ai de cesse d'expérimenter l'espace, la matière, la couleur et le trait, à partir de la calligraphie classique, jusqu'à l'abstraction. Les possibilités sont infinies. Il y a une dimension contemporaine dans mon travail, pleinement assumée. La liberté que je prends est très sensible dans la grande variété qui empreint mon travail, fruit de tâtonnement et d'errance qui provoquent des éléments et les éprouvent. Je persiste à croire que ce qui peut émerger de cette fouille à ciel ouvert n'est autre qu'une proposition, peut-être une vision de l'âme, certainement pas une vue de l'esprit. Les biffures sont présentes dans une œuvre bien précise qui ne pouvait souffrir un trait calme et net sur un papier parfaitement lisse. Emporté par un poème de Darwiche, j'ai traité d'une ville meurtrie, j'en dénudai la trame. J'ai dit Beyrouth. Le geste y est total, sans repentir.