Entretien réalisé par Azeddine Lateb LA TRIBUNE : Félicitations. Vous venez de recevoir le prix Goncourt de la poésie. Quelle signification donnez-vous à ce geste ? Abdelatif Laabi : Je ne sais pas vraiment. Les prix littéraires sont un peu comme le Loto, et je n'y joue pas, façon de dire que je ne me sens pas concerné par la course à la notoriété, aux feux de la rampe. Mon travail s'effectue dans la marge. Si je dois citer un modèle pour illustrer mon propos, ce sera celui de Mohammed Dib auquel une longue amitié m'a lié. Il a construit une œuvre immense dans une solitude choisie. Cela dit, je ne vais pas bouder mon plaisir. Cette reconnaissance, venant de mes pairs, me donne un surcroît de courage. Pensez-vous que ce couronnement est aussi une manière de réhabiliter la poésie surtout en ces temps de détresse ? Oui, tout ce qui peut être fait en faveur de la poésie est le bienvenu, car il s'agit d'un art majeur en péril du fait de la marchandisation des produits culturels. Dans la logique mercantile régnante, la poésie a été décrétée non rentable, et, donc, marginalisée. En fait, et ceci explique cela, c'est peut-être dans cet art que l'on assiste à une résistance réelle contre la normalisation de la langue et de la littérature. Vous avez plusieurs flèches à votre arc. Le poème reste le plus privilégié. Qu'est-ce que traduit cette magnifique obstination à écrire de la poésie ? La poésie est pour moi une façon d'être, et d'être dans le monde. C'est un mode de perception et de connaissance qui me convient parfaitement, car il mobilise toutes mes facultés. En plus de la raison, il fait appel à l'intuition, la vision, la mémoire, pas seulement l'individuelle, mais la collective, la générique. Et puis, c'est un art qui nécessite une mobilisation intérieure permanente, une vigilance de tous les instants. Rien de ce qui touche à la condition humaine ne peut lui être indifférent, a fortiori étranger. Votre œuvre sort de plus en plus vers autre chose, du poème-tract aux fruits du corps par exemple. On dirait qu'elle sort quêter d'autres sources et parcourir d'autres sentiers, sans pour autant perdre son enracinement. Qu'est-ce qui la détermine ? La quête permanente de la forme inédite qui va épouser l'expérience vécue, ou le contenu si vous voulez. Je suis quelqu'un qui se remet en question sans cesse, jusqu'au point de l'autodérision. En plus, j'essaie chaque fois (dans chaque livre) d'être là où le lecteur ne m'attend pas. Je combats ainsi à la fois la routine dans l'acte d'écrire et dans l'acte de lire. C'est une sorte de double pacte que j'ai passé avec moi-même et le lecteur, un pacte fondé sur des valeurs à la fois éthiques et esthétiques. Votre expérience de traduction nourrit certainement votre œuvre... Elle entretient en tout cas mon ouverture à l'expérience de création des autres. On ne s'impreigne jamais autant d'un texte que lorsqu'on le traduit. Cela vous autorise à vous l'approprier afin de le restituer comme s'il était le vôtre dans une autre langue. Pensez-vous que le Maghreb guérira un jour de sa maladie, ou bien, pour reprendre la belle formule de Khatibi, sortira-t-il de «la pathologie du voisinage» ? J'espère que vos lecteurs pourront prendre connaissance de mon prochain livre qui sortira en janvier prochain. Intitulé le Livre imprévu, il paraîtra aux éditions de la Différence à Paris. J'y relate, entre autres, un voyage que j'ai effectué l'année dernière en Algérie. L'on y constatera de nouveau que le Maghreb m'est une blessure qui lancine en permanence, mais au plus profond de moi-même une belle utopie, entendue comme un rêve juste, à portée de nos cœurs et de nos mains. A nous tous de mettre «le malheur en danger» comme disait Malek Haddad, de faire triompher l'espoir et la raison, la fraternité bafouée de nos peuples.