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«Une telle expérience ne peut être que totale et intransigeante»
Le professeur Belaïd Djeffel parlant de l'écriture de Djaout affirme :
Publié dans La Tribune le 05 - 06 - 2008


Entretien réalisé par Azeddine Lateb
LA TRIBUNE : Toute l'œuvre de Djaout est animé par un souffle poétique puissant nourri aux sources d'une parole totale et intransigeante. Un impérieux besoin de se renouveler marque toute sa quête, promettant ainsi de nouvelles saisons d'écriture. Peut-on dire que ce profond attachement à la poésie, à la parole essentielle est à la source de l'irréductible bouleversement ?
Belaïd Djeffel : Le projet d'écriture de Djaout est inscrit, dès le début, dans l'entame de l'Exproprié, son premier roman. Ce passage où il parle de «tacts» et de «vibrations» met l'accent sur, à la fois, la teneur et la durée d'une expérience, ou pour reprendre ton expression une «saison d'écriture» qui avait le souci de se prolonger dans le temps, et le moissonnage, dans une profusion de sons et de couleurs, un maximum d'images et de vérité. Une telle expérience ne peut être que totale et intransigeante.
Dans les textes de Djaout, le poète dialogue souvent avec la mort, je cite, à titre d'exemple, le poème Cataclysmes où la mort se fait compagne du poète. Comment s'explique cette étroite proximité ? Est-ce que c'est le langage qui tue le poète comme par exemple dans le cas de Mallarmé, ou simplement la cité qui fusille l'intelligence des mots ?
Ce qui frappe d'emblée dans l'œuvre de Djaout, c'est le nombre important de passages qui font référence à la mort, et le titre de la septième nouvelle de son recueil les Rets de l'oiseleur parle expressément de la mort. Pour ce qui est du sens à attribuer à cela, je dirai qu'il y a les deux aspects auxquels tu fais référence, et un troisième aussi : il y a ce désir, et c'est celui de tous les poètes, qui exige de celui qui se jette dans la gueule du loup de s'ouvrir à tous les dangers. Pour parvenir à ouvrir le langage à son plus grand volume de poéticité, le moment où retentit l'appel de l'œuvre, pour reprendre une expression de Maurice Blanchot, il faut accepter que la mort fasse son œuvre. Le deuxième aspect concerne, au plus près, la figure du poète martyr qui se joue sur un registre, plus affectif, et la poésie faite de foudre est difficilement tolérée dans les sociétés où la seule voix admise est celle qui a toute la force de décréter vaines et inutiles les paroles ne correspondant pas aux formules qu'elle a soigneusement élaborées. C'est la mort provoquée par la bêtise, le mensonge et tout ce qui soutient le discours des mystificateurs. Le troisième aspect révèle une autre réalité de la mort, celle par quoi la vie, qui n'est pas le contraire de la mort, peut être pensée. Penser la mort, c'est dans le cas de Djaout (je pense notamment à la mort de Menouer Ziada dans les Vigiles) faire face au tragique de l'histoire et de la montée des non-sens et des contresens qu'elle charrie. La mort n'est donc pas ici un sujet de pure spéculation ; elle est à la fois l'œil et ce que voit l'œil, elle est à voir, comme elle sert à voir.
La métaphore du poète (à ne pas confondre avec celle de l'intellectuel) revient souvent dans ses textes : elle est enfance et nature, mais aussi «vanneur de blé des pauvres», «temples de clarté». Comment se combinent et fonctionnent tous ces éléments ?
Il y a, en effet, une alchimie assez curieuse qui combine les quatre éléments formant ce que j'appelle le cercle ontologique. L'espace de l'écriture, au travers de ce cercle, ouvre un espacement interstitiel dans lequel l'exigence du poète, celle qui en appelle à la souveraineté de son dire, s'accomplit. La mer, l'oiseau, le soleil et l'enfance demeurent les sujets véritablement agissants de l'écriture. Le texte s'écrit en faisant dialoguer tous les éléments de la quadrature. Il suffit de relire les quatre ou cinq dernières pages de l'Invention du désert pour comprendre comment fonctionnent tous ces éléments. Peut-être la figure du poète s'incarne-t-elle dans l'innocence de l'enfant, dans les métaphores héliotropes et marines et, enfin, dans le pur chant de l'oiseau.
Dix ans après la publication de la première version de l'Exproprié, Djaout en a fait une nouvelle. Comment expliquez-vous les raisons de ce remaniement ?
Revenir sur un livre écrit et en proposer une nouvelle version est une opération courante. J'ignore les motivations principales qui ont poussé Djaout à récrire une seconde fois l'Exproprié. J'avoue, et je ne sais pas si je peux parler de l'ineffable impression que laisse la lecture d'un texte bouleversant, que j'ai une préférence pour la première version.
Dans une belle expression utilisée lors d'un colloque en 2005, vous avez résumé assez superbement Tahar Djaout en disant qu'il était la synthèse de la sagesse mammerienne et la démesure katébienne. Chose curieuse tout de même, aucune trace de ces maîtres n'apparaît dans son écriture, ce sont plutôt d'autres noms qui sont cités, Fares, Khair-Eddine, Rimbaud, Hölderlin…
Je me rappelle bien l'expression, et je crois, en effet, qu'il y a des «traces» dans les textes de Djaout qui proviennent de ces deux régions textuelles, même si elles ne sont pas visibles à l'œil nu. Sinon, si le mot traces ne convient pas, on pourra alors parler de sol, d'humus. Tout cela nous renvoie, en fin de compte, à l'immense chaîne de production, puisque Kateb aussi est proche de Hölderlin. Pour en revenir à Djaout, c'est vrai qu'il avait un immense respect pour les deux grands écrivains maghrébins des années soixante-dix qu'il cite nommément, histoire de revendiquer une filiation. Rimbaud qui rêvait de «déplacements de races et de continents» le fascinait aussi. Quant à Hölderlin, c'est le poète qui a su se servir de son ouïe pour entendre ce qui est sans voix, ce qui provient du lointain, du plus profond de l'être.
L'œuvre de Djaout, une exception dans le paysage littéraire africain, n'a pas eu un fort écho. La disparition tragique du poète et son intégrité n'ont–elles pas produit une sorte d'inhibition ?
Les œuvres de Djaout ont suscité de nombreux travaux. Plusieurs facteurs peuvent déterminer le choix d'un auteur, d'une problématique dans un travail académique. Dans une société comme la nôtre où l'intégrité n'est pas un vain mot, et la figure du «martyr» (et Djaout en fut un) hante l'inconscient collectif, écrire sur Djaout, produire un travail sur son œuvre est vécu presque comme un devoir. C'est parce qu'il était intègre et qu'il a quitté ce monde dans des circonstances tragiques que de nombreuses personnes, pour rester fidèles à la mémoire de celui qui a, en fin de compte, tout sacrifié, ont décidé de lui consacrer des travaux. Mais, toutes ces considérations n'occultent en rien la profondeur d'une œuvre qui a su ouvrir de façon magistrale de nouvelles perspectives à l'écriture maghrébine.
Justement, il a beaucoup innové en ouvrant la scène de l'écriture à des registres entièrement neufs. Peut-on le considérer à ce titre comme le pionnier de la troisième génération des écrivains maghrébins ?
Djaout a commencé à écrire dans les années soixante-dix, période qui a connu une poussée en matière de production culturelle absolument phénoménale. L'environnement sociopolitique national et régional a favorisé l'explosion de talents et de compétences dans pratiquement tous les compartiments. Tu as cité plus haut Fares et Khair-Eddine, il y avait aussi de nombreux autres poètes, des dramaturges, des peintres qui avaient toutes les raisons d'influencer un poète de l'envergure de Djaout. Je ne sais pas s'il est juste de parler de rupture générationnelle, ce qui compte à mon avis, c'est la touche personnelle de chacun et le souffle qui soutient chacune des productions.
Ecrire, c'est aussi enseigner son oracle, disait-il, assignant ainsi au poète une mission quasi prophétique. Comment cette idée trouve-t-elle sa justification ?
Poésie et prophétie font bon ménage même si elles n'appartiennent pas au même registre. Les premiers poèmes de Djaout sont travaillés par l'image du poète incarnant, pour reprendre une formule chère à Abdelatif Laaabi, «l'espèce des justes» qui renvoie à l'idée d'«intégrité» dont tu parlais plus haut.
Entrer en poésie implique une philosophie de l'existence un peu particulière, une autre façon de voir les choses, loin de la visée figurative et de la rigidité conceptuelle que professe la «vérité» des mathématiques, ainsi que le rappelle la finale de Canicule. C'est René Char qui disait ceci : «Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.»
Les travaux universitaires consacrés aux textes de Djaout et ceux de Fares se comptent sur les doigts. Les chercheurs ont-ils peur de s'aventurer dans le territoire de ces textes abrupts et difficiles d'accès ?
Je crois que nous avons, en partie, abordé cette question. La qualité esthétique et la profondeur des interrogations à l'œuvre dans les textes de Djaout et de Fares ne constituent pas des obstacles à la recherche. Le manque de vocation est dû à la nature des enseignements mis en place et au peu d'intérêt accordé à l'ensemble des disciplines jugées, à tort, non rentables.


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