Si Hölderlin follement habité par le Rhin déclare avoir vu Dieu surgir de ce célèbre fleuve, Jean-Claude Villain, le plus méditerranéen de tous, dit qu'il avait reçu «une leçon de lumière» de cette terre bleue dont il a appris l'alphabet de la quête initiatique : poésie. Un voyage recommencé qui renouvelle à tout débattement l'obscurité des lettres à déchiffrer. Je me souviens allègrement de cet entretien où il m'avait dit : «Peut-être n'ai-je pas l'alphabet de mer et de lumière dont je rêve en absolu, mais j'en ai quelques lettres et cela est déjà un monde en soi (le poète a-t-il jamais un alphabet ? Il se contente seulement de méditer sur un tel merveilleux et idéal assemblage et de s'y exercer gauchement.» Et d'ajouter : «Aujourd'hui je le remonte, jusqu'à u”ne rivière de sommet”, c'est-à-dire jusqu'à son énigmatique source, jusqu'à aussi son assèchement, paradoxalement fécond.» Il m'avait rappelé Adonis et sa magnifique expression. «Combien la vieillesse de la langue a besoin de l'enfance de l'alphabet.» Le poète promet et accomplit sa promesse. Et son dernier recueil Fragments du fleuve asséché est venu couronner cette longue réflexion poétique animée par un désir de vivre pleinement le chant. Habitée par l'esprit d'Ithaque pour reprendre le mot de Cavafy, la parole de Jean-Claude Villain est une infinie quête que propulse ce désir de questionner ce vaste cimetière livré à la cupidité des pilleurs de signes et au silence d'une mer minée par d'inédites porcelaines de mots à déterrer. «Subsister sans indice ne signifie rien», «un vestige condamné à l'énigme est-il encore un vestige ?» écrit-il dans Qamrum, quatrième partie de ce recueil où le signe questionne plus qu'il n'éclaire, où la parole s'achemine vers la terre à venir, une terre où «la pierre prie», où «le signe piège». Cité en exergue, le mot du célèbre théoricien et poète Henri Meschonnic : «L'écriture […] est dans la pierre debout/ qui se prolonge en nous», promet quelques percées à ce site de la parole et guide les pas, à savoir le prolongement de ce voyage au bout d'une terre où l'argile façonne et le chemin et la source d'où l'eau des interrogations gicle jusqu'à la soif et l'écartèlement de la consécration du cheminement. Car «quel orage nouveau pour muer ce mutisme en murmure ?» dira Jean Claude. D'emblée, la soif et les alphabets sont étroitement liés dans ce souffle à décanter la trace et retrouver sa propre trace, question d'origine ontologique à la plénitude de l'être. «Et de quel exact désert je fus l'oasis de mots ?» s'interroge-t-il. Fragments est une succession de traces sans cesse à interroger. Premier alphabet déclenche ce profond esquif et met au monde, son monde, la parole immédiate, ses itinéraires : «Descends ton œil/au plus près de la terre/fissures fentes traces Un autre monde t'oublie déjà t'a recouvert». Archéo-poétique de l'être d'une coulée souterraine, dédaléenne, dirait le poète : «Tu as quitté un dédale de nervures/ En ce nouveau labyrinthe toi-même où commences où finis-tu ?» Cette éclaircie de trace ruine la ténèbre de l'indicible et devient blessure, beauté d'une lumière devenue blessure, dira George Braque. Un écho surgit et pas besoin d'expliquer cette fraternité, René Char, la beauté de l'éclair vient apporter sa part de rébellion et sa part de lumière : «Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.» Ce recueil est une somme de questionnements qui reviennent assez souvent dans l'espace littéraire. Ainsi on pourra citer Borges et son célèbre Livre de sable, Adonis et ses Chroniques de branches ainsi que Pierres du Chili de Neruda. Dialogue fraternel qui partage le suc de l'être et la brûlure des questions. Avec un alphabet, une soif ou l'alphabet de la soif, comme les cailloux de l'enfance en pierre, le dessin est possible, faire rejaillir la trace, comme ce fut le bateau de Nazim Hikmet sur le mur de Bourse, on peut aussi dessiner un triangle au fusain où une cité comme Qûmrum dévoilera son squelette afin de subsister au Temps. A. L.