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Les tulipes mortes de la révolution kirghize
Les affrontements interethniques ont fait plus de 120 morts
Publié dans La Tribune le 22 - 06 - 2010

Le 7 avril 2010, en fuyant la capitale, le président du Kirghizistan, Kurmanbek Bakiev, a laissé son bureau de travail dans l'état où il l'avait trouvé cinq ans plus tôt : sens dessus dessous, dans un bâtiment du gouvernement rempli de manifestants furieux. Le 24 mars 2005, en effet, son prédécesseur, Askar Akaev, avait lui aussi fui son pays, à la surprise générale, devant quelques milliers de manifestants contestant les résultats des dernières élections législatives. La petite république d'Asie Centrale (moins de 200 000 km2 pour quelque 5 millions d'habitants) prenait, disait-on, sa part à la contagion de ce qu'on appelait les «révolutions colorées», qui semblaient se répandre en ex-Union Soviétique. Après la révolution «des roses» géorgienne de 2003, celle «orange» d'Ukraine en 2004, la «révolution des tulipes» provoquait une véritable «euphorie» et suscitait l'espoir que les «maux» dont souffrait le pays «-corruption, népotisme, et autoritarisme- seraient guéris».
L'ironie de Vladimir Poutine
Cinq ans plus tard, les manifestations sanglantes d'avril 2010 (au moins 83 morts) et l'instauration d'un «gouvernement provisoire» qui a dissous le Parlement pour diriger le pays par «décret» (en attendant d'organiser des élections anticipées) ont consacré l'échec tragique de la «révolution». Rarement cité en exemple par les démocrates, le 7 avril, le premier ministre russe M. Vladimir Poutine en personne livrait un jugement sur M. Bakiev que n'auraient sans doute pas contredit les opposants kirghiz alors que les manifestations battaient leur plein. Lors d'une conférence de presse retransmise par la chaîne NTV, M. Poutine commentait la politique personnelle de
M. Bakiev en ces termes : «Je me rappelle, quand M. Bakiev est arrivé au pouvoir, il avait sévèrement critiqué le président Akaev, écarté du pouvoir pour son népotisme, du fait que, dans la sphère politique et la sphère économique du Kirghizistan étaient placés des parents ou des relations proches des Akaev. J'ai l'impression, que M. Bakiev est tombé dans le même piège».
Les «familles» au pouvoir
Du fait que la «famille» Akaev symbolisait jusqu'à 2005 le népotisme dénoncé par l'opposition, celle de M. Bakiev aura également bien été représentée au sein de l'Etat. Un des frères du président, Marat Bakiev, a été ambassadeur en Allemagne ; un autre, Janysh, a été à la tête de la garde présidentielle. le troisième, Adyl, fut conseiller commercial en Chine. En novembre 2009, le président nommait son fils, Maxim, 32 ans, à la tête d'une agence pour le «développement, les investissements et les innovations» faite, semble-t-il, sur mesure pour lui. «Actuellement, il y a cinq Bakiev travaillant à des échelons élevés du pouvoir», soulignait fin 2009 Mme Rosa Otunbaeva, devenue en avril 2010 présidente du «gouvernement provisoire». Ceci sans même mentionner «les nombreux parents qui ont occupé chaque étage de la Maison blanche [le siège du gouvernement, ndr]». La question du népotisme figurait d'ailleurs en bonne position dans un catalogue de revendications adopté par les délégués des divers partis et mouvements d'opposition réunis le 17 mars 2010 à Bichkek. Outre l'arrêt des ventes «à prix dérisoires d'entreprises publiques d'électricité», ils exigeaient le renvoi de leurs postes, des fils (Marat et Maksim) et des frères (Janish, Adyl, Marat) du président Bakiev.
Dans une interview accordée au quotidien russe Kommersant le 12 avril 2010, M. Temir Sariev, chargé des finances par le «gouvernement provisoire» créé le 7 avril, expliquait ainsi le rôle de Maksim Bakiev. «Le président Bakiev a complètement chambardé le système de gestion. Il a créé de nombreux organes non constitutionnels, dépendant directement du président : le service financier, la police financière, l'agence centrale pour le développement, les investissements et les innovations […]». Un système de double gouvernement en quelque sorte, dont le premier, le «véritable», était dirigé par Maksim Bakiev. «Tous les actifs étaient sous son contrôle», soutient M. Sariev, «dont le fonds de développement, où était placé le crédit de 300 millions de dollars accordé par la Fédération de Russie».
La révolution au village
Cette situation n'est pas récente : avant les événements tragiques du printemps 2010, certains observateurs attentifs considéraient déjà que «la révolution des tulipes [de 2005, ndlr] aura été à peine ‘un court interlude dans un mouvement plus large vers une plus grande centralisation et un plus grand autoritarisme dans la politique kirghize, entamée au milieu des années 90». Pour Danil Kislov, rédacteur en chef de l'agence russe d'information Fergana.ru, spécialisée sur l'Asie centrale, «en tout, lors de ces quatre années écoulées depuis la révolution de mars 2005, le démocrate Bakiev s'est transformé en double parfait de son prédécesseur Askar Akaev, contre le mode de gouvernement duquel il s'était alors activement opposé». Si les traits de la politique kirghize d'avant et d'après 2005 apparaissent si semblables, c'est d'abord et avant tout, parce que les acteurs de l'époque ne nourrissaient pas eux-mêmes de projet «révolutionnaire», soit de changement radical de régime.
En février 2005, plutôt qu'une révolution organisée sur le plan national, ce sont des protestations périphériques des résultats électoraux qui initiaient, dans la région des villes de Jalal-Abad et d'Och, ce qui allait ensuite devenir un mouvement plus large. C'est presque d'une révolte «villageoise» dont parle le chercheur Scott Radnitz : «les manifestants étaient des gens liés aux candidats, incluant des collaborateurs, des parents, des amis». Lors de conversations ultérieures avec les «vétérans des manifestations», M. Radnitz devait ainsi rarement rencontrer «quelqu'un qui se référerait à un personnage politique de niveau régional, encore moins national».
Une logique domestique
En 2005, ces actions n'étaient pas motivées par la «colère envers Akaev» ou un discours politique développé, mais par un «intérêt personnel» et une «obligation sociale» les amenant à soutenir «leur candidat débouté». Ce n'est que plus tard que le mouvement, en s'étendant d'une ville à l'autre, devait prendre une forme plus organisée, attirer les membres d'organisations non gouvernementales de la capitale, et aboutir au départ inattendu de M. Akaev. Une logique basée sur une «dynamique domestique», souligne David Lewis, bien éloignée de la «surreprésentation» des «facteurs internationaux» des comptes rendus des médias occidentaux. Ceux-ci, prompts à tirer des parallèles entre le Kirghizistan, la Géorgie et l'Ukraine, attribuaient un rôle «crucial» aux programmes des pays occidentaux d'aide à la «démocratisation». «Je ne suis allé m'instruire ni en Géorgie, ni en Ukraine», devait pourtant préciser M. Bakiev dès son arrivée au pouvoir, coupant court à la thèse d'un continuum, d'une coordination entre les changements de régime survenus dans les diverses ex-républiques soviétiques. «Nous nous sommes préparés indépendamment.
Mais nous ne nous sommes absolument pas préparés à la révolution, mais à l'élections présidentielle de l'automne de cette année. Nous ne nous imaginions pas que tout puisse se passer de cette manière. Personne ne s'était préparé à ce qui s'est passé.»
Fausse image de la révolution
En exportant, peut-être un peu vite, leur propre grille d'analyse à un contexte radicalement différent, encore largement indifférente à la logique du multipartisme et en accordant peut-être trop d'importance à une minorité, souvent anglophone, de la population, qui a fait sienne les slogans occidentaux de «démocratisation» et de «société civile», certains observateurs ont peut-être oublié que, dans
l'ensemble, la démocratie à l'occidentale ressort, en Asie centrale ex-soviétique, d'une culture politique hors sol qui, pour l'instant, ne prend pas. Les membres du «gouvernement provisoire» formé le 7 avril, ou ceux qui leur succéderont à la tête du gouvernement, lequel sera sans doute issu des élections anticipées, auront maintenant à relever un défi qui paraît immense. Celui de construire un Etat fonctionnel dans une nation traumatisée par les morts des manifestations et d'imaginer un projet viable pour un pays en proie à la pauvreté et à la dégradation de ses infrastructures. Politiciens expérimentés, au bénéfice d'une expérience parfois ministérielle, ils sont en principe bien placés pour connaître la réalité de la politique kirghize et internationale, même s'ils sont dans leur grande majorité issus de la même culture politique que M. Bakiev et son entourage.
Des gens du sérail
Mme Rosa Otunbaeva, par exemple, la présidente du «gouvernement provisoire», a été ministre des affaires étrangères de 1994 à 1997 et quelques mois sous M. Bakiev en 2005. Son premier adjoint, M. Almazbek Atambaev, ministre de l'économie en 2005 et 2006, a été Premier ministre pendant plusieurs mois en 2007. M. Ismail Isakov, en charge de la sécurité, a été ministre de la défense sous les présidences de M. Akaev, puis de M. Bakiev. En charge des structures judiciaires, M. Azymbek Beknazarov était Procureur général de la République durant quelques mois en 2005, après le changement de pouvoir. Quant à M. Omurbek Tekebaev, critique parfois très virulent de M. Bakiev, il avait notamment dirigé l'agence anti-monopole et de soutien aux entreprises dans la région administrative
de Jalal-Abad au début des années 90.
Plutôt qu'à combat politique ou idéologique, c'est ainsi que l'on assiste, après les événements d'avril 2010, à une lutte entre fractions au Kirghizistan.
Il ne s'agit pas d'une couche sociale particulière, ni d'un parti organisé, mais d'une confrontation entre personnalités bénéficiant avant tout d'appuis liés à leur personnalité, leur famille au sens large du terme, et leur région d'origine. Vingt ans après la disparition de l'Union soviétique, on en est encore en Asie centrale à une «culture politique» développée sous l'ancien système, et que Olivier Roy résume ainsi : «culte du pouvoir fort (et donc présidentialisme autoritaire) et factionnalisme politique basé sur le régionalisme, le clientélisme et le clanisme». Une semaine après le changement effectif de pouvoir, M. Edil Baisalov, membre du gouvernement provisoire, donnait un raccourci, saisissant de ces interrelations particulières, lorsqu'il répondait par voie de presse à M. Bakiev
qui affirmait vouloir -donc pouvoir- négocier son éventuelle démission. Le qualifiant de «dictateur sanguinaire», M. Baisalov affirmait que le gouvernement provisoire n'«avait besoin de rien de la part de Bakiev» qui, «en ce moment même n'est que le président de son village natal, ou, pour être plus précis, de ces trois cours de maisons dans lesquelles vivent ses parents».
De la haute technologie aux bouses de vache
Une fois la première étape institutionnelle franchie –légitimation d'une structure de pouvoir-, c'est sans doute en matière économique et sociale que les plus grands défis attendent les futurs gouvernants. Sur ce plan, la situation actuelle ne diffère pas non plus fondamentalement de celle d'avant 2005, avec un chômage et une pauvreté persistante. Mentionnant une réduction de la pauvreté observée entre 2000 et 2007 (toute relative, avec, toujours, 35% de la population en dessous du seuil de pauvreté), une analyse du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) à Bichkek en attribue la cause à une augmentation de la consommation domestique. Celle-ci toutefois n'est pas liée à une politique économique innovante, mais à l'envoi massif d'argent des travailleurs immigrés à leurs familles restées aux pays. Ces revenus pourraient toutefois régresser en 2009, en raison de la «crise financière globale», menaçant ces résultats encourageants.
En 2006, le président Bakiev, s'adressant à la nation, envisageait encore des plans ambitieux pour le pays (production d'équipements de haute technologie notamment), deux ans plus tard, en 2008, plus modestement, il appelait ses concitoyens à parer à la crise énergétique du prochain hiver en se chauffant avec des «bouses de vache» séchées.
Un dur retour à la réalité, au-delà des slogans officiels concernant le potentiel de ce que l'on a un peu vite appelé la «Suisse de l'Asie centrale», dont l'une des principales richesses réside pourtant dans son potentiel de production hydroélectrique.
A. L.


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