1 - C'est la faute à l'Egypte : Assurément, le monde va trop vite pour eux et ils se surprirent même à parler foot dans la cour exposée de la mosquée. Ils se rattrapent du froid qui écourtait les retrouvailles des prières. Sur cette crête aplatie, les souffles de la mer si proches portaient au cœur de leurs os cette humidité douloureuse. Le soleil clément de ce mois de juin les a rendus à ces retrouvailles dédiées aux souvenirs. A la prière de la mi-journée, ils préféraient l'ombre de l'enceinte et, à l'heure de la prière médiane, ils s'exposaient à l'ouest. L'attente de la prière leur donnait un bon prétexte aux paresseuses retrouvailles des souvenirs. Ainsi le croyaient-ils eux-mêmes ou les passants aussi. Mais à les voir, jour d'été après jour d'été, se réunir à l'ombre de la mosquée, on se prenait d'un vague sentiment d'une assemblée de village siégeant sans habitants et gérant les souvenirs à la place du temps. Leurs mémoires devenaient l'irréelle substance du dernier pouvoir de ces vieillards, le respect de leurs souvenirs qu'ils déroulaient comme les trésors d'une dot due à leur prochaine et inéluctable compagne. Ces lentes fiançailles s'accommodaient difficilement des préoccupations terrestres autres que les ultimes devoirs. Le foot prit pourtant sa part dans leurs anxiétés ordinaires. Le foot. Bien peu en avaient joué et, à la vérité, tous ont prévenu leurs enfants de cet égarement qui ne menait nulle part ; ça ne vous fait pas une vie le foot et encore moins une situation. Ils s'ébahissaient de leur erreur. On pouvait gagner dans le foot et gagner beaucoup, gagner des sommes qu'ils ne concevaient pas entièrement. Ils ont eu bien tort de prendre ce jeu pour une perte de temps et ils voient la chose d'un regard un peu différent. Dans des instants de doute fugitifs, il leur arrive de reposer encore la question à quelqu'un qui s'y connaît : «Dans votre temps vous gagniez de l'argent dans le foot ?» Non, «dans leur temps», les footballeurs jouaient pour le maillot et pour la rivalité, pour le statut de meilleur, de champion. La réputation suffisait et les petites primes restaient de petites primes. Vraiment de petites primes ; juste de quoi assurer aux athlètes qu'on avait conscience que leur statut devait se traduire dans le concret. Les vieillards doutaient. Pas des sélectionnés. Ils avaient vu qu'ils se tiraient d'affaire au Caire, à Khartoum. Mais est-ce qu'ils vont se tirer d'affaire face à l'Angleterre ? Il y a des nouveaux. Trop de nouveaux. Ils sont venus pour quoi ? Pour le maillot ? Pour l'aubaine ? Le matin déjà, dans la superette à l'heure du laitier, le client au collier blanc prévenait le patron : il ne pourra pas voir le match. Le patron a pris le pli de son métier. Il se demande si vraiment il n'y a pas une histoire de sous là-dedans. Il râle. Ils gagnent de l'argent et beaucoup de gens aussi. «Faut pas voir les petits revendeurs de drapeaux, de fanions, de tenues.» Normal, il faut avoir le sens de la profession ; on irait où sinon ? «Faut voir les vrais profiteurs ! Nous, on risque l'hypertension et eux ramènent des types en nous disant que c'est les meilleurs joueurs ! C'est eux qui prennent l'argent, pas les joueurs ! Et nous, on est malades à attendre les matchs !» Le client au beau collier blanc ne s'intéressa pas vraiment à cette histoire de maquignons du foot. Il voulait juste dire qu'il ne peut pas voir le match. Il fera comme pour celui du Caire ou celui de Khartoum. Il laissera ses enfants devant la télé. Lui, il sortira faire des tours interminables. S'il entend s'élever des maisons la clameur qui vous remonte comme une vague dans le cœur, il saura que l'équipe a marqué. Il a découvert la technique pendant le match du Caire. Au match de Khartoum, il a retrouvé son voisin en bas de l'immeuble. Il refera la même chose pour l'Angleterre. «Tout ça, c'est la faute aux Egyptiens. Avant, je suivais de loin l'équipe nationale. J'aimais quand elle gagnait, sans plus. Mais depuis l'insulte aux martyrs, je ne peux plus. Ma vie est suspendue à l'équipe nationale. Tout ça, c'est la faute à l'Egypte.» 2 - Les ironies meurtrières : Au cybercafé, les ados et les jeunes enrageaient. Une sorte d'intransigeance nouvelle les habitait. Ils la nommaient Algérie. La sélection n'appartenait pas aux anciens ; ils ne voulaient d'un remake du droit de préemption. «Ils sont devenus anciens moudjahidine.» Foules, êtes-vous versatiles ? Ou avez tout juste ? Les dieux du stade ne restent dieux que par les stades : dieux révocables par les foules qui jugent sur l'aptitude aux performances, pas sur les services rendus. Les foules ont proclamé Boudebouz et les autres jeunes nouveaux dieux des stades. «Il fait faire renter les jeunes ; ils leur montreront ce qu'est le foot même aux Anglais.» La Slovénie est indigeste ? Non pas vraiment. Les jeunes enragent pour d'autres raisons. On ne ramène pas le talent, la jeunesse, la beauté du geste, la folie du panache pour les mettre sur le banc. Les jeunes veulent du panache. Joue et perds ! Mais joue ! Perds avec le panache ! L'insupportable, c'est le ridicule ! Bats-toi balle par balle, pouce par pouce, pied à pied et perds après une bataille pas un simulacre. Montre tes arguments, ton talent et perds. Laisse ton sang sur le terrain et perds. Nos jeunes diffèrent-ils des autres jeunes du monde ? Peut-être ont-ils la rage en plus et peut-être ne savent-ils pas que chacun des vieux réunis près de la mosquée ont entendu de leurs aînés, il y a si longtemps, face aux colons et aux désespoirs de la condition coloniale, l'injonction morale : «Meurs debout !». «être», c'est cela ; c'est mourir debout. Comment d'écho en écho l'injonction a épousé les formes et son époque ? Personne ne le sait mais personne non plus n'a avalé le papier de Libération. Plus que la Slovénie, ce papier a fait mal. Un papier meurtrier. Pas étonnant que Libération l'ait publié. Cette gauche sioniste avait envie d'en découdre avec l'image de beur habile au foot et dieu du stade. Incompréhensible autrement, la fixation sur les apparences physiques de nos athlètes et de l'entraîneur. Il ne s'agissait pas de parler de football mais de ridiculiser de «supposés dieux» du stade. Pour un dieu Zidane, Libération avait une fournée d'Algériens bouffons. Les jeunes ont compris instantanément. Ils n'avaient pas besoin de psychanalyse. Le métalangage, c'est leur pain quotidien ! «Donner l'occasion à cette ordure de parler ainsi de l'équipe nationale ! De parler ainsi de nous ! Vraiment, ça ne passe pas.» Il fallait les écouter, ces jeunes ! Toute la vieille expérience de lutte des ancêtres repasse par leur bouche : «Si tu tombes, ils t'achèvent.» Avec ses allures de débardeur qui vous balance les poids lourds, le fou de foot parle posément : «Si on perd avec l'Angleterre, “ils” vont faire la fête !» «Quand tombe le taureau, les couteaux abondent.» Libération ne sait pas quel crime il a commis. Sa vieille haine de gauche civilisatrice hier, sioniste et néocolonialiste aujourd'hui, a frappé durement le seul domaine d'échanges algéro-français qui soit respectueux et amical. Depuis toujours les gens du foot d'ici et de là-bas s'aiment bien et se respectent. Il n'y a pas de secret là-dedans : c'est le sport et, dans le sport, c'est la valeur du terrain qui compte, pas les préjugés et c'est aussi le respect des règles et des lois de la confrontation. Jamais il n'y a eu de ressentiments algéro-français dans le foot : Libération vient de l'inventer. C'est lourd comme crime ! 3 - l'Angleterre, c'était pour nous, les Etas-Unis, c'est pour Ghaza : La mi-temps a coïncidé avec l'appel à la prière. Sans offenser personne à la mosquée, l'imam comme les fidèles ont donné l'air d'avoir fait vite, voire écourté pour ne rien rater de la deuxième mi-temps. Les jeunes en ont profité pour partager leurs impressions. Ça avait l'air d'aller. Même d'aller très bien. Nous avions des mines réjouies, ouvertes, soulagées. Jeu égal. Non, ils ont fait mieux, ils ont eu l'air de dominer. Puis, quarante-cinq minutes sont passées. C'est quoi ce nul ? Des maisons, des villas ou des immeubles, nulle clameur n'est montée. Un silence émerveillé a suivi. Puis, une voiture est passée, tous klaxons dehors -on peut utiliser cette expression ? Nous avons mis quelque temps pour mesurer les choses. Nous avions fait jeu égal avec l'Angleterre. Il nous faudra quelques heures, quelques jours pour comprendre. Personne ne pourra se moquer de nous. Ni les revanchards qui criaient à la qualification imméritée ni surtout ce torchon de Libération et, si cela pouvait crisper José Garçon, ce serait encore mieux. Quelque chose de venimeux s'est glissé dans les beaux rapports algéro-français du football. Ils n'étaient pas accidentels. Avec Finkielkraut et Zemmour, on la sentait venir cette espèce d'amalgame entre le sionisme et le racisme d'extrême droite. Il y avait problème dans la similitude du langage entre Zemmour et le journal Minute. Les jeunes s'en fichaient royalement. «Nous avions battu l'Angleterre. Non, ce n'est qu'un nul. Oui, mais c'est un nul victorieux et pourquoi couper les cheveux en quatre avec les Français : ils nous sont rentrés dedans, on leur rentre dedans.» Les jeunes avaient-ils raison ? Jean-Marie Molitor, directeur de Minute, se fend d'un papier où il cite Zemmour et Finkielkraut et reprend avec enthousiasme leurs arguments. De quoi perdre la boussole. Mais à Paris, Krimo suit tout cela. Il aime le football, il aime surtout l'Algérie. Je lui demande si Zemmour et Minute sont sur le même combat. Lisez la réponse de Krimo : «Aha Khouya !» Zemmour a déjà sévi dans une radio «Front national» dont j'oublie le nom, «Mosaïques», je crois, et que dire de Finkielkraut, sinon qu'il est comme Zemmour et bien d'autres pseudo- penseurs «démocrates» à l'avant-garde de la grande supercherie contemporaine via la chimérique civilisation judéo-chrétienne, cheval de Troie ou tête de bélier du sionisme mondialisé. Après le communisme jadis érigé en péril planétaire, l'islam prend maintenant le relais grâce aux coups de pouce de la coalition impérialo-sioniste pour inverser (malheureusement avec le succès que l'on sait) le rapport de force dans les sociétés arabes et musulmanes au profit de l'islam politique, souvent radical et forcément rétrograde et antidémocratique. Beaucoup de leurs coreligionnaires ont collaboré avec le fascisme pendant l'épopée hitlérienne, et ils osent traiter quelqu'un comme Roger Garaudy, voire beaucoup d'autres personnalités aux origines ou de confession «juives» respectables, de négationnistes pour délit d'opposition au sionisme automatiquement assimilé à un délit antisémite. La conjonction d'intérêts des sionistes avec l'extrême droite en France comme partout en Europe est, bien sûr, connue. Il s'agissait de la souligner de nouveau pour conjurer l'oubli. Deux pôles antinomiques qui se rejoignent dans la haine raciale, politique et sociale du maillon le plus faible de la chaîne sociale actuelle : l'émigré arabe et/ou africain majoritairement musulman. Krimo. Je fais confiance à Krimo. Le plus souvent, il tape juste. «Après ça, ils vont pas nous dire que, dans le foot, ils ne font pas de la politique !» Mais j'ai oublié. Mon explication du bonheur pour ce nul. Il fallait revenir aux vieux de la mosquée. 1982, on avait gagné. Mais c'était peut-être de la chance. L'Angleterre, ce n'est pas seulement un nul. C'est surtout une confirmation que l'Allemagne n'était pas un accident. Avec l'Angleterre, nous avons à la fois acquis et confirmé un statut. Nous ne sommes pas le produit du hasard mais aussi des maîtres du foot. Alors maintenant, on peut perdre contre les Etats-Unis sans être malades. Dans la cour de la mosquée, les vieux n'ont pas vu le match. Ils ont tous le diabète, l'hypertension et des tas de bobos. Mais ils ont quelques certitudes : avec l'Angleterre, l'équipe a fait mieux qu'avec l'Allemagne. Quelques heures avant le match Algérie – Etats-Unis, l'affaire était entendue. Nous avions nos matchs références. Nous avons des références. La victoire sur les Etats-Unis, nous la souhaitons juste pour Ghaza. Contre l'Angleterre, c'était pour nous. Contre les Etats-Unis, c'est pour Ghaza. M. B.