L'Afghanistan est un terrain sur lequel les troupes américaines apprennent à gérer un conflit de moyenne intensité et à mêler les instruments militaires aux moyens politiques. Le succès est loin d'être atteint, même si les troupes doivent officiellement quitter le pays dès juillet 2011. Dans ce contexte de doutes, le président Barack Obama a révoqué le général Stanley McChrystal de ses fonctions de chef des troupes de l'Otan en Afghanistan et l'a remplacé à ce poste par le général David Petraeus. McChrystal n'est pas sanctionné parce qu'il a échoué dans sa mission, mais parce qu'il a remis en cause son obligation de réserve et surtout l'autorité et la crédibilité des dirigeants politiques. Ce changement intervient dans un contexte sécuritaire particulièrement délicat. Avec 70 militaires tués, juin 2010 est l'un des mois les plus meurtriers pour les forces internationales en huit ans et demi de guerre en Afghanistan. Contexte de tensions Au total, 290 soldats étrangers, dont 185 américains, sont morts dans le cadre de l'opération militaire en Afghanistan depuis début 2010 après une année 2009 déjà de très loin la plus meurtrière (520 tués). L'insurrection des talibans s'est considérablement intensifiée ces trois dernières années malgré la présence des forces internationales dont l'effectif actuel, 142 000 hommes, sera porté à plus de 150 000 d'ici au mois d'août prochain, avec l'arrivée du reste des renforts de 30 000 soldats américains. Partant de la sensibilité de ce contexte, le président de l'Afghanistan, Hamid Karzai avait affirmé que Stanley McChrystal était le meilleur commandant et surtout que, ce n'était pas le moment de changer de leadership militaire. Car les forces de l'Otan s'apprêtent à s'attaquer à Kandahar, le fief historique des talibans. Pour Wali Karzai, demi-frère du Président, ce changement fera capoter l'opération. Quant au ministre Afhgan de la Défense, il a relevé que depuis que le général avait pris la tête des forces militaires, le nombre de victimes civiles avait baissé et que le contact avec les populations s'était amélioré. Le général Stanley McChrystal a toujours fait preuve de davantage de sensibilité sur l'épineuse question des «dommages collatéraux» que ses prédécesseurs. En février 2010, il est allé jusqu'à faire des excuses publiques à la télévision afghane après une bavure qui avait tué des douzaines d'Afghans. A un autre niveau, des tensions existent également. Il s'agit de la cohésion entre les alliés et de l'adhésion à la stratégie voulue par Barack Obama. Le limogeage du général McChrystal intervient au moment du départ anticipé de Kaboul de l'envoyé spécial britannique. Le Foreign Office a annoncé le départ pour un «congé de longue durée» de l'émissaire spécial de la Grande-Bretagne en Afghanistan et au Pakistan, Sherard Cowper-Coles. Or, selon le quotidien britannique The Guardian, sir Sherard, l'un des diplomates britanniques les plus expérimentés, était en conflit avec les responsables américains et de l'OTAN à propos de la stratégie à adopter. Ainsi estime-t-il que la lutte armée contre les insurgés était vouée à l'échec et plaide-t-il pour des pourparlers de paix avec les Talibans. McChrystal est l'artisan de la politique de renforts en Afghanistan, en obtenant du président Barack Obama l'envoi de 30 000 hommes supplémentaires, alors qu'il en réclamait 40 000. Un très bon résultat qui n'a pas, pour autant, atténué les tensions avec l'administration Obama. McChrystal et Petraeus : différents et complémentaires En automne dernier, il avait critiqué les vues du vice-président Joe Biden sur la stratégie de contre-insurrection, comme il a dénigré les plus proches collaborateurs du Président. Diplômé de la prestigieuse école militaire de West Point, Stanley McChrystal a brillamment gravi les échelons de la hiérarchie militaire, tout en étudiant à Harvard. Entre 2003 et 2008, il est resté dans l'ombre, dirigeant les forces spéciales, un corps militaire américain entouré de secret. Ces fonctions l'avaient placé en première ligne des opérations spéciales américaines en Irak comme en Afghanistan depuis 2001. C'est d'ailleurs à lui que les Etats-Unis doivent l'élimination d'Abou Moussab al-Zarkaoui, en juin 2006. Mais aussi de nombreux cas de torture. En Afghanistan, il cesse d'être le patron des forces spéciales pour devenir celui des forces internationales. Sa priorité devient alors : protéger les Afghans de la violence des bombardements américains qui alimentent le ressentiment vis-à-vis des troupes étrangères et alimentent les Talibans. Ce choix politique lui a valu des critiques au sein de son propre camp qui lui reproche de mettre en danger la vie des soldats américains en restreignant le recours à la force. Pour succéder à Stanley McChrystal, le Président Américain a nommé le général David Petraeus, qui sera auditionné par le Congrès aujourd'hui. Expert de la lutte anti-insurrectionnelle, il a joué un rôle décisif en Irak et dirigeait le CentCom, le commandement central des forces américaines dont dépend notamment l'Afghanistan et l'Irak. Le général David Petraeus est considéré comme un chef mais également comme un stratège. En 2007, il a piloté la rédaction du Manuel de contre-insurrection, qui rassemble une équipe éclectique de militaires, experts en géopolitique et militants des droits de l'Homme. L'ouvrage est considéré comme l'un des écrits les plus importants sur la stratégie militaire de ces 20 dernières années, selon Thomas E. Rick. En Irak, Petraeus applique ces principes. Il a sorti les soldats de leurs bases et les a fait patrouiller, car pour lui, la guerre se gagne dans les rues. Elle se gagne aussi dans les coulisses. Il s'est efforcé d'établir des contacts avec les leaders locaux, est allé jusqu'à payer des insurgés pour qu'ils arrêtent d'attaquer les soldats américains, et mieux isoler les «extrémistes». Sa philosophie se résume par cette phrase : «Si au matin, tu comptes un ennemi de moins, c'est un bon début», explique Philippe Berry. L'histoire semble lui donner raison. Les violences ont baissé, des élections ont eu lieu montrant une transition en marche et les troupes se retirent progressivement. S'il réussit en Afghanistan, certains prédisent une carrière politique qui pourrait l'emmener jusqu'à la Présidence. Pour affirmer son indépendance, il a décidé de ne plus voter depuis 2000. Après tout, Eisenhower a déjà ouvert la porte. Relations civilo-militaires… McChrytal ou Petraeus, ces deux hommes clés montrent à quel point Donald Rumsfeld a échoué à imposer le double objectif qui était le sien en 2001 : - transformer l'appareil de défense en concentrant les militaires sur leurs missions traditionnelles et en les éloignant du «nation-building», - restaurer l'autorité civile sur les militaires et la liberté d'action américaine en se débarrassant de la doctrine Powell héritée de l'après-Vietnam. Étienne de Durand relève que l'enlisement en Irak a entraîné à court terme la démission de Donald Rumsfeld et la restauration de l'autorité militaire face aux responsables civils. Par ailleurs, le caractère cyclique des relations civilo-militaires aux Etats-Unis remet en cause en théorie comme dans la pratique le «contrôle objectif civil» prôné par Samuel Huntington. S'agissant de l'Afghanistan, le compromis civilo-militaire a abouti à une politique dont les axes analysés et critiqués par Tufail Ahmad et Yigal Carmon sont les suivants : - L´envoi de soldats supplémentaires en Afghanistan pour vaincre les talibans : Même si ceux-ci parviennent à vaincre les talibans, la victoire serait de courte durée, vu que ces derniers se replieraient de nouveau dans leurs foyers au Pakistan, comme ils l´ont fait avant et après l´invasion, puis en 2005-2006. - Inclure les talibans au processus politique ou monnayer leur départ. Une solution jugée inefficace, car on ignore les considérations idéologiques des insurgés. Certains leaders du djihad afghan dans les années 1980 ont rejoint le processus politique et sont devenus membres du Parlement afghan, à l´instar de Burhanuddin Rabbani. Ils n'ont pas réussi à faire le liant. Gulbadin Hekmatyar, autre commandant des moudjahidine dans les années 1980, a rejeté toute négociation tant que les troupes étrangères seraient stationnées en Afghanistan. Même les efforts saoudiens de médiation dans les pourparlers secrets entre les talibans et les États-Unis ont échoué. - Combattre El Qaïda exclusivement n'est pas considéré comme une solution opérationnelle : un obstacle infranchissable s'impose et concerne l'existence de liens entre des organisations militantes sunnites basées dans la province pakistanaise de Penjab, par exemple le Lashkar-e-Taiba, le Jaish-e-Mohammed et le Lashkar-e-Jhangvi, et El Qaïda, depuis plus de dix ans. - Le retrait des troupes américaines de la zone de conflit : cette mesure prévue à partir de juillet 2011 renforcerait, selon les auteurs cités plus haut, les groupes militants et rendrait l´armée pakistanaise plus dépendante de ces groupes au-delà des frontières pakistanaises. Une telle situation ne ferait qu´accroître la menace pesant sur l´ensemble de l´Asie du Sud. La problématique civilo-miliaire passe aussi par le rôle croissant des acteurs militaro-économiques. Avec le déclenchement de la guerre contre l'Afghanistan de 2001, de nombreuses sociétés militaires privées ont été contractées et engagées. Citons, à titre d'exemple, la société britannique Saladin, sous contrat avec le gouvernement canadien et qui entretient 2 000 hommes sur place, ou la société américaine DynCorp qui assure la protection du président afghan Hamid Karzaï. Selon le service de recherche du Congrès américain, 130 000 personnes étaient présentes dans le pays fin 2009. …Et enjeux politico-économiques L'externalisation de certaines activités a été généralisée par le département de la Défense des États-Unis en Irak depuis la guerre de 2003. En 2006, 100 000 militaires privés travaillaient sur le théâtre irakien ; 1 500 personnes y sont employées par DynCorp dont 700 pour l'entraînement de la police irakienne. Fin 2007, leur nombre a dépassé les 137 000 dans ce pays, dont 7 300 agents de sécurité. De son côté, le New York Times a ainsi révélé, le 19 août 2009, que la CIA avait contracté en 2004 des agents de Blackwater et Eagle Black Group afin de traquer et d'éliminer des responsables d'El Qaïda, mais aussi pour mener des raids conjoints avec des agents contre des insurgés irakiens et afghans. Lors de la première guerre du Golfe, en 1991, on compte un civil sous contrat pour 100 militaires américains. En 2003, lors de l'invasion de l'Irak, le rapport est déjà de 1 à 10. En 2007, pour la première fois, il y a autant de contractors employés par l'US Army que d'hommes en uniforme. Les mercenaires y assurent les tâches de déminage, de surveillance aérienne, de lutte antidrogue. Ainsi, sur les 104 100 contractors employés par le Pentagone en septembre 2009, 9% étaient américains, 16% étaient des expatriés d'autres nationalités et 75%, afghans. Les SMP assurent aussi la sécurité de nombreuses institutions civiles (ONU, ONG, certaines entreprises…). Le marché est tellement lucratif que des sociétés locales sont apparues. L'une des plus importantes est l'Asia Security Group, qui appartient à un cousin du président Hamid Karzai. La société Sherzai, fondée par un ancien gouverneur de la province de Kandahar, Gul Agha Sherzai, est également très active. Après une bavure, Blackwater (rebaptisée Xe Services LLC) est exclue de l'Irak, mais continue d'officier en Afghanistan. La société possède une base secrète, près de la frontière avec le Pakistan, d'où elle fait décoller ses propres drones en direction des zones tribales pakistanaises. Officiellement, relève Dominique Lagarde, la mission de ces avions sans pilote est d'identifier des cibles, prises en charge ensuite par des appareils de l'armée américaine équipés de missiles. La complémentarité entre les deux intervenants est bien visible puisque les bombardements des zones tribales pakistanaises sont en nette hausse : entre 2008 et 2009, on enregistre une augmentation de 50%, passant de 36 à 53. L'auteur est convaincu que ces sociétés militaires pèsent directement sur la conduite de la guerre : «Ils connaissent les opérations, les acteurs, les points de contact. Ils ont une expérience d'ensemble du terrain que n'ont pas les militaires. Ils restent sur place entre quatre et cinq ans, alors que les rotations des militaires sont de six mois en moyenne». A cela s'ajoute le fait qu'ils n'ont de compte à rendre à personne -ou presque- et que leurs erreurs ne sont pas imputables à leurs employeurs. Bien au contraire, elles leur rendent service. Il faut savoir, en effet, que la privatisation des missions militaires permet de minimiser les chiffres officiels relatifs aux pertes humaines, puisque les morts des SMP ne figurent dans aucune comptabilité. Le danger que revêt cette situation est immense : il place une partie des opérations militaires engagées en situation de guerre hors de tout contrôle. N'est-ce pas une sorte de revanche contre la primauté du politique sur le militaire aux Etats-Unis ? L. A. H.