De notre envoyée spéciale à Aït Allaoua (Iboudrarene) : Mekioussa Chekir Le village est niché au creux du Parc national du Djurdjura (PND). L'on comprend mieux alors qu'il soit aussi attractif : Aït Allaoua peut, à juste titre, se targuer d'être une véritable réserve de biosphère, un exemple type de la diversité écologique. Une verdure à perte de vue, une faune et une flore qui évoluent dans un décor idyllique, avec comme arrière-plan, le majestueux pic, visible de toutes parts. Une rivière ruisselante et chantonnante de son eau en cascade. Situé dans la commune d'Iboudrarene, daïra de Beni Yenni (Tizi Ouzou), ce village est sans doute l'un des rares à avoir autant gardé son originalité dans cette partie de la Kabylie : les signes de modernité y sont moins agressifs qu'ailleurs et le cachet séculaire y est grandement préservé. Pour les amoureux de l'authenticité, c'est assurément un des lieux les plus indiqués pour eux. Ceci reste, hélas, uniquement valable pour la carte postale. Car l'envers du décor est une toute autre réalité à vivre pour les quelques dizaines d'habitants qui n'ont pas l'opportunité de vivre ailleurs, comme bien d'autres l'ont fait. «L'indépendance a mis du temps pour arriver jusqu'à nous !», nous dira un des villageois qui nous a abordés à notre arrivée. Une réflexion qui suffit sans doute pour expliquer l'isolement et le dénuement qui pénalisent Aït Allaoua. Réputé pour ses arbres fruitiers (abricotiers, cerisiers, figuiers…), le village est sorti de l'anonymat l'espace d'une journée dédiée à la cerise, le 19 juin dernier. Une idée du comité d'organisation composé de l'APC d'Iboudrarene, de l'association pour l'environnement d'Iboudrarène, du comité de village d'Aït Allaoua et enfin du Parc national du Djurdjura. L'idée finit par se concrétiser, et même s'imposer pour susciter l'attention des pouvoirs publics quant à la situation endurée par les habitants. Un double objectif en somme, puisqu'il s'agit aussi de valoriser un produit du terroir qui a su résister à toutes les épreuves du temps. D'abord les affres d'un colonialisme barbare et impitoyable qui avait pratiqué la politique de la «terre brûlée», ensuite la marginalisation après l'indépendance. Le jour de «la fête de la cerise», le village en question connut donc une effervescence peu coutumière de par la présence d'invités représentant notamment les autorités locales. A ceux-là se sont ajoutés plusieurs personnes qui se ont déplacées jusqu'à ce lieu pour prendre part à la fête et s'approvisionner en ce fruit cédé moins cher qu'ailleurs, à raison de 200 DA et de 400 DA le kilo, selon la variété. Faute de moyens, les organisateurs ne peuvent se permettre de prolonger la durée de cette fête à plus d'une journée. Pour le président de l'APC d'Aït Allaoua, M. Lakehal Abdeslem, il s'agit d'un «embryon qui est né et qu'il faut préserver à tout prix pour qu'il devienne une habitude. Que chacun prenne conscience de l'importance de cet événement. On fait de notre mieux pour répondre aux besoins de la population mais il faut que les pouvoirs publics s'impliquent davantage pour faire sortir cette région de l'anonymat», déclare-t-il tout en souhaitant longue vie à cette fête et que la cerise soit abondante. Pour le président de l'association de l'environnement, Ould Hamouda Mouloud, il s'agissait de mettre en œuvre une idée qui a nourri en peu de jours et ce, dans une optique plus grande qui est de faire connaître cette «communauté humaine oubliée». Au-delà de l'activité arboriculture, ajoute ce dernier, des idées ont été initiées par l'association qu'il dirige pour que ce parc puisse être protégé et plus développé, eu égard à ses dimensions humaines et économiques. Les arbres forestiers (chênes et cèdres) représentent pratiquement le tiers de la superficie totale d'Aït Allaoua (33 km2), mais le cerisier détient la belle part parmi les arbres fruitiers cultivés ici. Une activité qui a, néanmoins, connu un ralentissement dramatique lorsque le terrorisme a atteint cette région éloignée et qui s'étend sur une densité boisée propice au repliement des activistes islamistes. Avec le retour graduel de la sécurité, certains habitants qui ont été obligés de déserter les lieux ont entrepris le chemin inverse pour retrouver leurs biens et tenter de regagner leur vie en exploitant à nouveau leurs terres abandonnées. Même si celles-ci ne produisent plus la même quantité et qualité qu'avant, l'espoir est tout de même de mise avec la reprise en main de cette activité. Pour faire valoir leur production et mettre à l'honneur la cerise, une exposition des différentes variétés de ce fruit a été organisée le jour de la fête, la plus prisée étant incontestablement le bigarreau. «On a la chance d'avoir un climat qui favorise cette culture, les autorités devraient faire des efforts pour la rentabiliser et faire en sorte qu'elle contribue à l'amélioration du niveau de vie des citoyens, au même titre d'ailleurs que les autres cultures», lance un des habitants d'Aït Allaoua qui évoque, à ce propos, l'idée de la création d'une petite usine de production de confiture de cerise et d'une aire de stockage… Les autorités locales veulent déjà inscrire la fête dans la pérennité et visent l'exportation du fruit vers d'autres régions. La représentante de la direction de l'Agriculture de la wilaya de Tizi Ouzou, ingénieur en arboriculture de son état, conviée à prendre part à cette première édition, abonde dans le même sens. Elle ne manque, a priori, pas d'afficher un satisfecit quant à l'abondance qui a caractérisé la récolte de cette année ainsi que la qualité de ces arbres fruitiers : «C'est la première fois que je vois des arbres aussi bien fournis, même si la cerise la plus réputée demeure celle de M'sila et dans une moindre mesure celle de Larbaâ Nath Irathen. Et dire que les vergers ne sont pas élaborés. S'ils étaient mieux entretenus, je me demande ce qu'ils auraient donné, d'autant plus que le cerisier ne nécessite pas beaucoup de soins et ici le terrain n'est pas vraiment en pente.» L'intervenante regrette, par ailleurs, la propension d'une bonne partie des agriculteurs de la Kabylie à ne pas entretenir leurs arbres, en ce sens que ces derniers ne se rendent à leurs vergers que pendant les récoltes. Aussi lance-t-elle un appel en leur direction en vue de profiter des programmes de financement qui leur sont proposés par la Direction de l'agriculture, étant donné que, note-t-elle, les habitants de Kabylie sont aussi les moins prompts à saisir ces opportunités. Elle évoque, à ce titre, le Plan de développement durable intégré (PDDI). Exclusion et isolement Revers du décor paradisiaque à Aït Allaoua : derrière la carte postale enchanteresse, des inquiétudes de la population à n'en plus finir. A commencer par des routes impraticables, exception faite pour les tronçons en voie de réhabilitation dont les travaux n'ont été entamés que durant cette année. Difficile d'imaginer que l'on puisse emprunter certains tronçons, aussi bien pour les piétons que pour les automobilistes, durant les journées pluvieuses et enneigées d'hiver. C'est le cas notamment lorsqu'il s'agit de les utiliser pour des urgences médicales ou autres. L'hôpital le plus proche se trouvant à Aïn El Hamman distant de prés de 30 km. L'éloignement et le retrait n'arrangent pas les choses. Cette contrainte, assure-t-on ici, retarde grandement le désenclavement de la région. «Certains d'entre nous qui ont voulu profiter du dispositif de l'aide à l'habitat rural ont vite renoncé tant les tracasseries administratives ont été dissuasives. Car il faut se rendre des dizaines de fois jusqu'à Tizi Ouzou pour finaliser le dossier et lorsque vous le faites, l'éloignement et la nature du terrain font que les frais de terrassement vous bouffent toute la somme dont vous bénéficiez», indique un jeune du village. Idem pour l'électricité. L'électrification n'a pas bénéficié à tout le monde et ceux qui ont construit durant ces dernières années recourent à la solidarité entre voisins pour en profiter. Leurs nouvelles habitations ne figurant pas dans le réseau déjà installé. Avant la décennie noire, le village, qui puise son nom de la première famille qui y a habité, comptait plus de 300 habitants. Aujourd'hui, le nombre est d'à peine plus de 200, ce qui fait d'Aït Allaoua l'un des villages les moins peuplés et des plus démunis de la daïra de Beni Yenni. «Le fait d'habiter encore dans ce village est un défi en soi. La seule école primaire est située à 5 km du village, à Darna, le village voisin», confie un des villageois. Chacun veut prendre la parole pour raconter son calvaire. Signe de l'isolement de cette région, seul le réseau de l'opérateur Nedjma est fonctionnel mais point de téléphonie fixe. Il faut sortir à quelques kilomètres du pâté de maisons pour recouvrer l'usage des autres réseaux. Si le transport public fait défaut, la seule consolation des habitants est l'existence du bus scolaire affecté aux élèves de primaire qui se rendent jusqu'au village de Darna et pour les élèves de secondaire qui se rendent au CEM et au lycée sis dans la commune de Beni Yenni. Le premier responsable d'Aït Allaoua le reconnaît lui-même : «Ceux qui ont pu s'enrichir l'ont fait ailleurs et n'ont plus besoin de revenir.» M. Lakehal déplore la centralisation de certaines procédures, le recrutement notamment, qui empêche de faire bénéficier des rares opportunités d'emplois les habitants du village. Cela est, par ailleurs, dû à la spécificité de certaines fonctions qui nécessitent de recourir à la main d'œuvre externe. Le village n'offre, pour ainsi dire, aucune perspective d'emploi, hormis l'APC qui n'a pas pu employer plus de trois personnes. Notre interlocuteur évoque le projet de construction d'un pont qui surplomberait la rivière qui divise quasiment le village en deux et que les habitants n'hésitent pas à traverser en dépit du danger. Le sentiment d'exclusion et d'abandon est plus fort chez les plus âgés. Chez ceux qui ont connu toutes les privations depuis la période coloniale : «Aït Allaoua a donné ses meilleurs fils à la révolution et d'ici on peut voir le lieu qui a été utilisé comme poste de contrôle du Colonel Amirouche. Vous vous trouvez dans le premier village évacué en Kabylie par l'armée française en 1957. Nous avons laissé nos maisons sans rien prendre et nous ne sommes revenus qu'à l'indépendance», se remémore, non sans amertume, un ancien combattant qui nous montre les traces de torture laissées sur son crâne. Le parc du Djurdjura, bénédiction ou malédiction ? Une préoccupation récurrente nous a été signalée par les villageois : la gestion du Parc national du Djurdjura s'oppose souvent aux intérêts de ces derniers. «Certains d'entre nous ont bénéficié de l'aide octroyée par les autorités locales pour l'habitat précaire et ont pu ainsi entamer des travaux de construction. Le problème, c'est que nous ne pouvons pas couper les arbres de nos propres exploitations pour les besoins de la construction. Lorsque certains se sont risqués à le faire, ils ont été tout simplement traduits en justice», s'indigne un des bénéficiaires de l'aide de l'Etat qui s'interroge si le Parc doit être appréhendé comme étant une bénédiction ou, au contraire, une malédiction. Cette aide à l'habitat rural, rappelons-le, a été instaurée précisément pour encourager la sédentarisation des habitants et le retour de ceux qui ont été contraints au départ. Les villageois ne conçoivent, par ailleurs, pas qu'il leur soit interdit de chasser le singe magot qui pullule dans le parc d'autant que cette espèce est particulièrement nuisible en ce sens qu'elle saccage toitures de maisons, plantations, récoltes et autres victuailles. Le chef de secteur d'Aït Ouabane relevant du parc, Dahlal Djamel, se dit compréhensif mais se défend : «Nous ne sommes pas indifférents aux plaintes des citoyens mais ces derniers doivent prendre conscience de la nécessité de la protection de l'environnement car si le parc a été classé patrimoine mondial par l'Unesco, cela ne peut être que bénéfique pour eux. C'est un parc protégé et nous devons assumer nos responsabilités pour ce faire. Nous nous opposons à ce que des citoyens se livrent à des exploitations de cet espace à des fins pécuniaires.» Notre interlocuteur évoque, à ce propos, des perspectives d'exploitation de cette réserve au profit des citoyens à travers un tourisme environnemental, lequel, insiste-t-il, ne peut se développer sans la contribution des citoyens. S'agissant du cas précis du singe magot, le représentant du parc nous dira avoir proposé à la direction de la conservation des forêts de Tizi Ouzou une solution provisoire qui consiste en la mobilisation d'agents supplémentaires pendant la période de reproduction de cette espèce en vue de limiter sa nuisance. Ce disant, il nous expliquera que cette espèce animale a proliféré autour de ce village en profitant de l'absence de ses habitants qui l'ont déserté pendant les années de terreur. «Le magot doit être protégé, certes, mais nous comprenons aussi qu'il faut protéger les moyens de subsistance des citoyens.» Et de déplorer, par ailleurs, l'absence d'interlocuteurs lorsqu'il s'agit de monter des projets qui contribueraient au développement de la région, comme l'installation de ruches au profit de la jeunesse désœuvrée : «Le président du Comité du village n'est pas payé pour le travail qu'il fait, c'est du bénévolat alors que s'il l'était, il aurait été plus motivé. Aux yeux de la population, nous sommes considérés comme des spoliateurs et nous, même subissons des représailles», poursuit M. Dahlal qui précise que des cultivateurs en arrivent à mettre le feu sciemment à la forêt en vue de repousser les fonctionnaires du parc. Ce bras de fer engagé avec les habitants d'Aït Allaoua n'est pas un fait isolé puisqu'il est fréquent également dans d'autres communes de la Kabylie. «Dans certains villages, les habitants réfractaires à notre présence en arrivent même à utiliser des armes pour nous dissuader d'y activer», confirme notre interlocuteur. Ce dernier évoque un détail important pour la population, à savoir que le parc n'est pas pourvoyeur en emplois comme il l'aurait souhaité : «La direction générale se trouve dans la wilaya de Bouira, alors que cette région est plus indiquée pour l'abriter en raison de la diversité de la faune et de la flore existante, du relief, de la superficie et de la beauté du site. Cette situation profite donc plus aux habitants de Bouira en termes de recrutement. Ici nous n'employons que des cadres issus d'Aït Allaoua.» L'association qui milite pour la protection de l'environnement à Iboudrarène tente de jouer le rôle d'interface entre les deux parties dans ce conflit qui perdure : «Le parc est une réserve de biosphère classée, cela étant, il faut essayer de trouver des solutions qui allient les préoccupations des citoyens tout en préservant la qualité de vie. Nous transmettons les doléances de la population aux pouvoirs publics tout en étant pédagogues avec eux».