Mais quelle mouche a piqué Tahar Ben Jelloun ? Jeudi dernier, dans le quotidien italien La Repubblica, il publiait un texte intitulé «Le cas Houellebecq», démolissant minutieusement La Carte et le Territoire, le prochain roman de l'écrivain français. Un nouvel épisode de la série «Comment ne pas donner le Goncourt (où Ben Jelloun est membre du jury) à Houellebecq» ?Dans cette tribune pour le quotidien italien La Repubblica, dont l'Express se faisait l'écho, une pleine page intitulée «Le cas Houellebecq». Le romancier franco-marocain y décrit l'ennui ressenti à la lecture de la Carte et le Territoire, à paraître le 8 septembre. Il descend la façon qu'a Houellebecq de se mettre en scène dans son propre roman ; le mélange d'individus réels (Frédéric Beigbeder, Teresa Cremisi, Jean-Pierre Pernaut…) et de personnages de fiction ; la vision qu'a Houellebecq de la police. Un mitraillage qui se conclut par un : «Alors, qu'est-ce que ce roman offre de nouveau ?»Tahar Ben Jelloun, joint au téléphone ce mardi matin, insiste : «Tout ce “name-dropping”, tout ce mystère autour de lui, c'est un manque d'imagination. Houellebecq se tourne vers lui-même car il ne sait plus inventer. » Houellebecq, un gourou ? Tahar Ben Jelloun est membre de l'Académie Goncourt (un prix qu'il a obtenu en 1987 pour la Nuit sacrée). Il vient de lire «25 livres de la rentrée, celui de Houellebecq parmi d'autres». Pour ce dernier, dit-il, «j'ai perdu trois jours» (pour ma part, il m'a fallu une après-midi pour le lire, non pas parce qu'il est léger ou raté, mais parce que je l'ai aimé, et j'y reviendrai). Ben Jelloun poursuit : «Aucun livre ne m'a fait perdre autant de temps que Houellebecq. Quel est l'enjeu de ce livre ? Je n'aime pas ce style, je n'aime pas cette écriture.»Première question : pourquoi Ben Jelloun a-t-il choisi un quotidien italien, et non français ? «Je suis collaborateur régulier pour La Repubblica», précise-t-il. «Je fais très peu de critiques depuis que je ne suis plus au Monde, mais ce livre m'a agacé, et je voulais réagir.»Ce faisant, il participe fatalement au buzz autour du livre, même s'il s'en défend. Un buzz déjà monté en mousse par Flammarion, qui a livré les épreuves très tard. D'ailleurs, dans son texte, le romancier pointe «le sens du marketing» avéré de Teresa Cremisi, éditrice du livre, P-DG de Flammarion et administratrice du propriétaire de la maison d'édition, l'Italien RCS MediaGroup (un groupe également propriétaire des éditions Bompiani… où sont édités Ben Jelloun et Houellebecq en Italie).Ben Jelloun, lui, s'étonne naïvement des réactions hostiles à son encontre sur le site de l'Express «Je reçois des insultes. Je découvre que Houellebecq a un fan club très puissant, je ne m'y attendais pas. On dirait que j'ai tué le gourou.»Il considère (assez bizarrement) que le Net est essentiellement pro-Houellebecq. Le vrai but : le Goncourt ? Il en va ainsi de tous les buzz et toutes les rumeurs du monde : ils en disent toujours plus sur celui qui les profère que sur ceux qu'ils visent. La vraie question que pose cette tribune de Ben Jelloun, publiée si tôt, c'est : comment l'Académie Goncourt va-t-elle se dépêtrer du cas Michel Houellebecq en 2010 ? Que Flammarion veuille le Goncourt pour Houellebecq, c'est une évidence, et après tout, c'est bien le moins de la part d'un éditeur. En 2005, tout avait été fait par Fayard pour que Houellebecq ait le Goncourt avec la Possibilité d'une île. Malgré un jury Goncourt clairement divisé en deux à l'époque (les très «anti» et les très «pro»), cela semblait acquis.Pour mettre tout le monde d'accord, Grasset avait profité de la confusion et avait sorti en toute hâte du chapeau son François Weyergans, qui avait été récompensé. Cette année, fatalement, la question d'un Goncourt pour Houellebecq se posera de nouveau. Les Goncourt : «Une bande de copains» Est-ce pour miner les débats que Ben Jelloun s'emporte déjà ? «Pas du tout», contredit Didier Decoin, membre de l'Académie dont il est aussi le secrétaire :«Vous savez, on est avant tout une bande de copains. Nous parlons, nous argumentons. Ce genre de texte [de Ben Jelloun, ndlr] n'a aucune influence sur nous. Ce qui aura de l'influence, ce seront les arguments de Ben Jelloun. Je n'ai pas lu son article, mais ce que vous m'apprenez me confirme que les débats vont être chauds.»Decoin sait de quoi il parle : en 2005, il était «férocement contre» le Houellebecq. Et cette année, il est «férocement pour», y voyant une «vraie autofiction, une claque à ce que pratique Christine Angot». H. A. In Rue89 du 24 août 2010