Photo : Sahel Par Samir Azzoug Dans à peine une vingtaine de mètres carrés a été déterminé le sort de 2,3 millions de kilomètres carrés. A Ifri Ouzellaguen, dans la vallée de la Soummam, à quelque 11 km du chef-lieu de la commune d'Ighzer Amokrane, se dresse humblement et glorieusement la maison qui accueillit le congrès du 20 août 1956. Bien conservée, la demeure typique de la région semble observer et jauger les fruits de son hospitalité. Dominant la vallée à plus de 800 mètres d'altitude, elle est le témoin neutre et solide d'une phase décisive dans la naissance d'une Algérie libre et indépendante. Si ses murs pouvaient s'exprimer, ils diraient ce qu'était la révolution nationale. Si son toit avait le droit à la parole, il renseignerait sur les hommes qu'il a abrités. Mais l'Histoire est racontée par une créature au sang chaud, l'être humain, avec ses qualités et ses défauts. Malheureusement, la science n'a pas encore atteint le stade de comprendre la langue des objets. Même si la matière a une mémoire propre (théorie de Henri Bergson, ou le cas des alliages à mémoire de forme), les seuls messages que peut transmettre le «gourbi» frappent l'œil et interpellent l'imagination. Construite par les mains des hommes avec de la terre glaise, de la bouse de vache et des feuillages, la demeure renseigne sur la condition de vie des frères Bahnous, de Mohand Amokrane (martyrs de la révolution) et de Mohand Ameziane (moudjahid décédé après l'indépendance). Deux chambres séparées, non communicantes, d'une dizaine de mètres carrés chacune, accueillaient deux familles. Identiques, basiques, sans aménagements particuliers, en dehors d'un petit muret d'une cinquantaine de centimètres accolé à la cloison de fond et qui devait servir en même temps d'étagère et de banc pour s'asseoir, les deux salles expriment la misère. «C'est dans la salle de droite que s'est tenu le congrès», indique Hakim, le responsable du musée d'Ifri. Dès les premiers pas à l'intérieur, une sensation plus violente que la fraîcheur d'une journée torride, l'«aura» (atmosphère immatérielle) des lieux, fait baisser la tête en signe de recueillement et de reconnaissance. La salle semble vouloir saisir le visiteur à bras-le-corps et raconter, des jours durant, les événements qu'elle a vécus. Comme à un sourd, elle lui présente ses murs recouverts à la main, son sol dénudé et ses meubles rudimentaires, à lui de faire l'effort de comprendre. Au milieu, six tabourets rapidement confectionnés avec quelques planches de bois d'une vingtaine de centimètres de haut entourent une «meida» (table basse) de la même hauteur. Juste assez pour se poser mais pas assez pour se reposer. Qui a dit que les grandes décisions se prenaient dans les grands palaces ? «Regardez bien les lieux. C'est ici que de grands hommes de la guerre d'indépendance se sont réunis pour décider du sort de l'Algérie. Ils se sont assis sur des tabourets que des enfants de 7 ans n'accepteraient pas d'utiliser. C'est la preuve de l'humilité de ces gens», nous dit un septuagénaire assis à l'intérieur de la chambre comme pour traduire dans la langue des hommes l'histoire que veut raconter le gourbi. Ancien moudjahid, le vétéran a tenu à garder le secret sur son identité et ses faits d'armes. En pèlerin, il dit venir souvent s'y recueillir. La maison de la Soummam n'a pas changé et n'a pas dénoncé. Elle a été une maison de la révolution. En plus de sacrifier ses propriétaires à la juste cause, elle a su protéger les congressistes. Elle n'a pas trahi comme la mule d'Ighil Ali. Chargé de documents top-secret concernant l'organisation du congrès censé avoir lieu dans le village précédemment cité, par le colonel Amirouche, l'animal se dirige vers une caserne de l'armée coloniale. Les militaires français, au courant du projet, ratissent la région et resserrent l'étau. Devant l'imminence de l'arrivée des congressistes, il fallait faire vite pour trouver l'endroit idoine. La demeure des frères Bahnous a donc, en raison de sa discrétion, de sa modestie, de son parti pris pour le FLN et de son voisinage acquis à l'esprit révolutionnaire, attiré les moudjahidine qui s'y réunirent. Avant de porter son choix définitif sur la maison, plusieurs villages de la région ont été sollicités. Plus de 3 000 moudjahid ine ont été mobilisés pour sécuriser la région, dont certains étaient chargés d'effectuer des attaques sporadiques pour détourner l'attention de l'ennemi. Dans le secret le plus total, «personnes ne savait à l'époque ce qui se passait à l'intérieur», témoigne Da Idir, 79 ans, habitant du village, le congrès durera 14 jours. «Toute la région était surveillée par les moudjahidine. Les habitants du village n'avaient pas le droit de se déplacer, sauf autorisation. Seuls les officiers de l'ALN pouvaient savoir ce qu'on faisait dans la maison. Même les djounoud l'ignoraient», affirme le vieil homme. Sa mauvaise vue l'empêchant d'être enrôlé dans l'ALN, Da Idir dit avoir aidé les révolutionnaires comme il le pouvait. «Je contribuais avec le peu de moyens que j'avais, en donnant “rabiine dourou” [200 anciens francs] à chaque collecte d'argent.» Abane Ramdane (représentant du FLN), Larbi Ben M'hidi (Oranie), Krim Belkacem (Kabylie), Amar Ouamrane (Algérois), Zighoud Youcef (Nord-Constantinois), Ben Tobal (adjoint de Zighoud) se sont réfugiés dans la maison de la Soummam pour donner le «la» à la marche à suivre vers l'indépendance du pays. Organiser la lutte nationale pour «détruire le régime anarchique de la colonisation, pour la renaissance d'un Etat algérien sous la forme dune république démocratique et sociale», est-il noté dans la plate-forme entérinée par les six. Une plate-forme qui a cerné, structuré et charpenté tous les volets inhérents à la lutte d'indépendance. Les aspects organisationnels, politiques, militaires, jusqu'aux conditions et comportements des chefs en cas de négociations avec l'ennemi, ont été tracés. «Nous avons souffert des conséquences du congrès», témoigne Da Idir. Moins d'un mois après la tenue de l'événement, l'armée coloniale, dans toute sa sauvagerie, a bombardé la région par avions. Le bombardement a fait plus de 17 morts en une journée. La brutalité du colonisateur a été sans limite. Plus de 30 000 soldats français ont ratissé les lieux. «On vous a fait confiance mais vous êtes tous des fellagas», disait un officier français aux gens du village. «Nous avons caché les congressistes, donc nous étions complices et nous devions payer», poursuit Da Idir. «En 1958-59, il n'y avait plus personne dans le village. Tous les habitants ont été déplacés. C'est ce qu'on avait appelé l'opération Jumelles». Sur l'après-indépendance, le vieil homme a un regard clair malgré sa mauvaise vision. «C'est mieux. Mais ma vie n'a pas tellement changé. Même si je n'ai pas porté les armes, je suis quand même un résistant, à l'image de tout mon village. On a tout donné et rien reçu. D'autres ont bénéficié à notre place. Je perçois à peine 1 000 DA par mois d'“el doula” [l'Etat]. Je ne suis ni moudjahid ni rien», se lamente Da Idir devant la statue en pierre de Abane Ramdane. Aujourd'hui, la maison de la Soummam et le chemin tortueux qui mène à l'entrée de la bâtisse sont bien entretenus. Maintenant, on y accède par de longs escaliers qui traversent des gradins destinés à accueillir les spectateurs et les écoliers qui viennent assister à des spectacles organisés aux dates historiques. Un musée construit récemment a aussi ouvert ses portes depuis 2006, racontant à sa manière la guerre de l'indépendance nationale. Des photos de chouhada, de personnalités importantes du FLN et de l'ALN, des événements importants, et l'attraction du musée «le treillis du colonel Amirouche Aït Hamouda» y sont exposés. A côté de la galerie sont entreposés des débris d'avions, de camions de guerre et d'obus. Malgré une chaleur suffocante en cette journée d'août, des familles sont venues visiter le site. «J'ai appris par cœur ce qu'on m'a enseigné à l'école sur le congrès de la Soummam, mais, aujourd'hui, je suis incapable de vous dire quels ont été les points les plus importants», déplore un adolescent descendant d'une famille de révolutionnaires et de martyrs, les frères Ouddak. Venu en compagnie de son père habitué des lieux, de sa mère, de son frère et de sa sœur, l'adolescent se réjouit à la vue des portraits de son grand-père et de ses oncles affichés dans le musée. «On a beaucoup de visiteurs. Des étrangers, des immigrés et des concitoyens venus des quatre coins du pays viennent voir la maison du congrès et le musée», témoigne Hakim, le responsable du musée. Sous la tutelle du ministère des Moudjahidine, l'accès à cet endroit historique reste gratuit.Une fausse note reste quand même à souligner : la signalisation et l'annonce du musée sont pratiquement inexistantes. En dehors d'une pancarte mal positionnée au niveau du village d'Ighzer Amokane, rien n'indique l'endroit. Par ailleurs, avec le temps, l'accès au site y voit érigées de nouvelles bâtisses qui font de l'ombre aux quelques habitations typiques d'antan ayant résisté au vent et au temps mais contrastant avec le nouveau mode de construction sous l'œil observateur de la maison de la Soummam qui, un jour, peut-être grâce à la science, racontera son histoire.