Le président Hosni Moubarak, rejeté viscéralement par la population, et dont la parole était parfaitement démonétisée, est parti. Son départ, annoncé par son vice-président Omar Souleïmane, ne signifie pas pour autant la fin immédiate du régime. Sa démission, voulue et forcée par le peuple, met subitement l'armée sous la lumière crue de la gestion d'une transition dont elle est le garant et désormais l'acteur majeur. L'irruption brutale de l'armée sur le devant de la scène politique et sa projection directe au cœur de l'histoire ne sont pas nouvelles même si elles sont aujourd'hui époustouflantes. Les forces armées égyptiennes sont la colonne vertébrale du régime et le centre du pouvoir réel depuis la Révolution des colonels de juillet 1952. La sémantique et la symbolique des communiqués numéros un et deux de l'armée dessinaient déjà les contours assez précis du rôle politique qu'elle entendait jouer et qu'elle va assumer désormais au grand jour. Elles renseignent aussi sur la place qu'elle occupe au sein du régime et du complexe militaro-industriel égyptien. Les mots sont autant de vocables de l'action : l'armée «garantit», «s'engage», «veille» et «œuvre». Elle affirme donc garantir les réformes annoncées, notamment des élections libres et transparentes. Tout en donnant l'impression de ne pas vouloir abandonner le président Hosni Moubarak ou de l'humilier en lui imposant une fuite comme un vulgaire Ben Ali, l'armée jouait quand même sa propre partition. Elle agissait et parlait en bloc comme le suggère la réunion ouverte du Haut Comité des forces armées, nouveau dépositaire du pouvoir de transition. Elle semblait fonctionner selon une mécanique bien huilée du consensus entre ses forces et ses plus hauts gradés. Elle pesait ses mots au trébuchet et exprimait une parole commune portée par un porte-parole solennel et martial comme il sied à un militaire dans les circonstances d'une histoire en marche. Et, ne pas l'oublier, elle se réunissait en l'absence du chef suprême des forces armées (le chef de l'Etat), du vice-président et du Premier ministre, les trois figures civiles de la transition, tous trois issus pourtant de ses rangs. L'armée observait, surveillait, réfléchissait et encadrait un processus de changement qu'elle voulait ordonné et qui a des chances de l'être avec le retrait des manifestants comblés après la chute du dictateur cacochyme. Ce qui expliquait son souci de ne pas se heurter aux millions de manifestants. Et tout en considérant légitimes leurs revendications, elle voyait dans leur mouvement une «révolution», alors que le vice-président, lui, y voyait une «intifadha». Deux visions opposées, celle de l'état-major et celle de l'ancien patron des «moukhabarat». Vision militaire et vision sécuritaire. Quand les militaires se soucient de l'ordre, l'ancien chef des services de sécurité réfléchit davantage au désordre. Au centre du jeu politique dont elle ne pouvait fixer seule les règles, la «rue» étant le troisième acteur surdéterminé de la transition, l'armée a en main les cartes que lui donnent son poids dans le pays - il est politique, économique et militaire - et la popularité dont elle bénéficie depuis toujours auprès de la population. Sa cote d'amour auprès des manifestants relève d'un paradoxe dont l'histoire a le secret : alors qu'elle est le cœur même du régime, son image en est dissociée, ce qui l'a fait apparaître aujourd'hui dans la position de l'arbitre du jeu politique et du garant de la transition en cours. L'armée n'était ni neutre ni même un arbitre au-dessus de la mêlée. Elle aura probablement à cœur de sauvegarder le régime en veillant à sa démocratisation dans l'ordre et la stabilité qui dépendront beaucoup de la volonté de la révolution populaire de ne pas exiger la chute du régime tout entier, ici et maintenant. L'armée en est le cœur et ses propres intérêts sont énormes : l'essentiel de l'aide américaine - plus de 55 milliards de dollars en trente ans - tombe dans les caisses d'une armée qui contrôle aussi des pans entiers de l'économie, secteurs privé et public confondus. Elle est au centre du CentCom américain, le commandement central qui contrôle le Proche-Orient pétrolier. Elle est également garante des accords de paix avec Israël et de la sécurité énergétique de l'Etat hébreu. N. K.