Dans le sillage des révoltes en domino du monde arabe, la Syrie est, depuis quelque temps, le théâtre d'un mouvement de contestation sans précédent contre le régime de Bachar Al-Assad. Ce dernier, imperturbable, impute ce début de soulèvement à une «grande conspiration» contre son pays. Mais il y a longtemps que l'argument du complot extérieur usé jusqu'à la corde par tous les régimes arabes ne convainc plus les peuples. Le besoin de libertés et de citoyenneté devient de plus en plus fort et, fait nouveau, la peur a tendance à s'estomper. L'image a fait le tour du monde. Le président syrien Bachar Al-Assad devant des parlementaires qui l'interrompaient pour déclamer des poèmes à sa gloire détonnait avec la gravité de la situation.Prenant enfin la parole au bout de deux semaines de protestation et de quelques dizaines de morts dans le pays, le chef de l'Etat syrien a fait abstraction du programme de réformes politiques et économiques profondes et promises depuis longtemps. Pourtant, la levée au moins de l'état d'urgence qui verrouille les libertés dans le pays depuis 1963 était dans l'air. Il n'en fut rien. La déception a fait souffler un vent d'inquiétude sur la Syrie. Le jeune Président, qui avait succédé à son père grâce à un amendement de la Constitution ramenant à point nommé l'âge minimal du chef de l'Etat de 40 ans à 34 ans, avait repris confiance après les énormes manifestations de soutien organisées la veille dans les rues des principales villes syriennes. Le mur de la peur érigé depuis des années par un système répressif a commencé à se fissurer. La contestation partie le 13 mars dernier de Deraa, ville du Sud agricole, sans histoire ou coloration politique particulière, a étonné les observateurs. Un groupe de jeunes est sorti ce jour-là pour taguer les mots «liberté» et «révolution» sur le mur. Les forces de sécurité ont aussitôt arrêté une trentaine de ces adolescents et leurs parents. Réunis dans la mosquée de la ville pour discuter du sort de leurs enfants, ils ont été attaqués par des hommes armés sur le lieu de prière. C'était la goutte qui a fait déborder le vase du ras-le-bol. La ville de Deraa s'est embrasée, devenant le berceau d'une révolution syrienne qui peine à véritablement prendre corps. Les jours suivant la tuerie, des manifestations ont surgi dans plusieurs villes du pays, y compris dans les faubourgs de la capitale Damas.Les Syriens veulent aussi des changements, à l'instar de tout le monde arabe. Outre la peur de la répression, bien des angoisses tenaillent une population syrienne jeune, qui n'a pas connu d'autre régime que l'absolutisme du parti Baath, en place depuis près de cinquante ans. L'absence de tout mouvement politique, syndical ou de la société civile, organisé et capable de conduire la protestation ou de représenter une alternative, fait craindre le pire. Les images venant de la Syrie contestatrice sont relativement rares ou prises avec des moyens limités. Il reste que, pour la première fois depuis son accession au pouvoir, des effigies et de grands posters des Assad père et fils sont brûlés ou détruits.En plus des risques de déstabilisation par les «ennemis de la Syrie», le possible conflit communautaire est convoqué et entretenu par le régime. La périlleuse éventualité trouve des oreilles attentives chez nombre de Syriens. La question communautaire reste en Syrie un élément sensible. Les minorités chrétienne (10%), druze (3%) ou alaouite (8%) craignent la «revanche» que seraient tentés de prendre les sunnites majoritaires au pays. Bien d'autres, y compris parmi les partisans du changement, appréhendent un scénario à l'irakienne, où les Kurdes (10%) revendiqueraient une autonomie mettant en danger l'intégrité du pays. Le verrouillage politique et la corruption économique, le mélange détonateur des autres révolutions arabes sont bien présents en Syrie.Le quadrillage policier de la société et la peur du saut dans l'inconnu font que la Syrie est entrée dans une phase de bouillonnement qui ne peut faire l'économie de l'explosion si des réformes sérieuses, qui feraient effet de soupape de décompression, ne sont pas entamées. Les réformes politiques remettent sur le tapis les oppositions au régime. Le sujet est récurrent pour tout le monde arabe, les islamistes. Pour Marina Ottaway, directrice des recherches sur le monde arabe à la fondation Carnegie, le risque potentiel de l'islamisme en cas de changement de régime reste présent malgré l'écrasement des Frères musulmans syriens dans les années 1980, quand la Syrie était sous la férule de Hafedh Al-Assad. Or, personne ne sait où les Frères en sont aujourd'hui, souligne-t-elle. Le paysage politique de la Syrie est tel que l'évolution vers une ouverture réelle pourrait éviter le chaos dans un pays arabe pas comme les autres vu sa position stratégique et son rôle dans «la recherche d'un équilibre entre la Turquie et l'Iran», explique l'International Crisis Group (ICG). La contestation populaire en Syrie ne semble pas vouloir prendre de répit. La contagion suit son cours. Le régime syrien pourrait bien «griller ses cartes» par un attentisme infructueux. Les exemples des régimes arabes déjà passés par la moulinette de la révolution sont encore vivaces dans les mémoires. Pour le cinéaste syrien Mohamad Roumi, «cela revoie à du déjà-vu, quand Ben Ali et Moubarak, acculés par leurs peuples, étaient disposés soudain à tout leur promettre. Ces scénarios, encore très frais dans les esprits, se ressemblent dans cette ultime et pathétique tentative qu'ont tentée ces hommes pour se maintenir au pouvoir coûte que coûte». Bachar Al-Assad ne pourra pas résister longtemps au printemps de Damas. Il pourrait, en revanche saisir, contrairement aux gérontes au pouvoir dans d'autres pays, que l'immobilisme est une lourde menace pour l'avenir du pays. M. B.