La thèse de la manipulation des jeunes révoltés aussi bien en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Jordanie, en Libye, à Bahreïn, en Syrie ou ailleurs, n'est pas un argument solide de nature à discréditer les actions en cours et les revendications de la jeunesse. Il est nécessaire de clarifier ce point que les régimes contestés utilisent à travers les médias officiels, pour accuser les révoltés de traîtres à la nation, à ses intérêts suprêmes et à ses idéaux.Depuis l'avènement des Etats arabes et la constitution des Etats-nations au sens moderne et formel, la seule légitimité des régimes qui se sont succédé est historique, révolutionnaire, souvent réactive à un contexte régional ou international qui constitue une menace sur la communauté nationale. Cette attitude paternaliste, parfois sincère, a imposé aux peuples une tutelle de fait et les régimes arabes sont devenus un fait accompli qui se sont renforcés, face aux contestations épisodiques infructueuses, grâce à des lois sur mesure, une clientèle aux ordres et des appareils répressifs au service des régimes. Pendant de longues années, ces régimes n'ont été contestés que par des catégories sociopolitiques minoritaires ou minorisées qui n'arrivaient pas à mobiliser les masses. Les changements formels qui se sont opérés étaient l'œuvre de coups d'Etat militaires dont l'objectif majeur était ou une réorientation de certains choix politiques ou l'adaptation du même régime à des données nouvelles induites par des mutations internes au régime ou des injonctions externes. Les régimes qui disposent de moyens achètent la paix sociale à travers une répartition de la rente dans des sphères médianes qui jouent le rôle de tampon et de pompiers comme les syndicats inféodés au régime, une société civile caporalisée, une intelligentsia aristocratique et des partis alibi qui absorbent la colère des masses et qui servent de rempart aux régimes. Au-delà de cette tactique visant à contenir la contestation, les régimes arabes se sont toujours présentés comme les sauveurs des nations et que, sans eux, les pays risquent d'éclater. Constat d'échec des régimes arabes La mission officielle des régimes arabes telle que formulée dans les discours politiques et les textes fondamentaux est le développement national, l'émancipation sociale et la défense des intérêts nationaux et régionaux. Aucun de ces objectifs n'a été atteint. Au plan national, le développement économique n'a pas suivi le rythme de la croissance démographique, ni celui du développement social et de l'accroissement des besoins des populations dont le niveau d'instruction n'est plus celui de l'époque coloniale ni celui des premières années des indépendances. Les besoins sociaux en matière d'éducation, de santé, de logement, d'infrastructures de base, d'alimentation… non seulement ont grandi mais ont changé de nature et d'exigence. Mais la nature des régimes est l'obsession des responsables politiques à garder le pouvoir coûte que coûte sans se soucier des aspirations des peuples. Mais au-delà des limites objectives et subjectives des régimes à répondre aux besoins légitimes des citoyens, la corruption, les malversations, les détournements des ressources publiques, le népotisme, le clientélisme sont la caractéristique des systèmes politiques arabes. Souvent, les dinosaures qui sont au pouvoir depuis de longues années ont tendance à vouloir instaurer un système héréditaire en se plaçant comme ils l'ont toujours fait au-dessus de la volonté populaire et croyant que seule leur famille peut diriger le pays. Cette particularité n'est pas uniquement le fait d'ambitions personnelles et égoïstes, mais surtout le vœu d'une classe sociale et politique qui profite du système et qui veut le pérenniser à travers un pouvoir familial. Le discours triomphaliste sur la nation arabe et sur ses intérêts communs s'est écroulé comme un château de sable face à une réalité régionale marquée par des divisions profondes et surtout des divergences d'intérêts nationaux qui sont souvent antagoniques en raison des allégeances de certains régimes arabes aux puissances étrangères qui en font des postes avancés pour défendre leurs stratégies dans la région. Les échecs militaires et politiques des coalitions arabes ne sont pas dus à la puissance de l'adversaire, mais l'incapacité chronique des régimes arabes à identifier leurs intérêts stratégiques et à les défendre dans un front uni et unique. Ces contradictions manifestes entre le discours unioniste et les pratiques de divisions et de trahison ont nourri la colère des peuples, leur rupture avec les régimes en place et ont forgé lentement mais sûrement leur volonté d'en découdre d'une manière ou d'une autre. Fin des clivages classiques La fin du monde bipolaire a sonné le glas des alliances internationales héritées de la Seconde Guerre mondiale et a surtout érodé les discours traditionnels ayant servi de prétexte pour la pérennité des systèmes autocratiques et des leaders charismatiques. La déroute du nationalisme arabe a ouvert la voie, dès le milieu des années soixante-dix, à l'émergence de mouvements politiques radicaux, notamment l'islam politique qui remplacé le panarabisme par le panislamisme. Ce dernier a eu son âge d'or avec l'avènement de la République islamique d'Iran avant que l'épouvantail d'Al Qaïda ne devienne le modèle pour des générations entières de militants émerveillés par le rêve d'un Etat islamique à bâtir sur les réminiscences de l'empire omeyade et abbasside et qui ferait barrage à l'Occident chrétien et laïque présenté comme seul responsable de la décadence historique et de l'état actuel de la «Oumma» islamique. Le salafisme, avec toutes ses nuances politiques et ses schismes, a réussi à séduire une jeunesse sans idéal, ni projet social, mais qui rêve néanmoins d'un autre ordre «communautaire» qui bouleverserait l'ordre mondial. Comme l'histoire ne se refait pas, l'islamisme n'a réussi qu'à combler un vide politique, identitaire et culturel face à une déferlante du mode de vie occidental que les jeunes Arabes et musulmans observent sans pouvoir y accéder. Les frustrations et les privations ont produit chez des catégories sociales importantes le rejet de l'Occident, de son mode de vie, de ses valeurs et ont nourri l'imaginaire de toute une génération qui puise ses valeurs et ses référents dans une époque révolue néanmoins glorieuse. En parallèle, couvait à l'ombre de la vague de l'islamisme, une génération qui s'abreuvait à la source des nouvelles technologies et qui a fini par découvrir que les régimes arabes ne sont pas une fatalité, que l'islamisme n'est pas la solution et que le changement est possible pour peu que les forces vives, la majorité silencieuse et les secteurs névralgiques convergent dans un mouvement pacifique sans compromis ni compromissions.Les volcans en sommeil se sont réveillés à la faveur de légères secousses qui ont provoqué la faille irréversible d'une tectonique de plaques sans précédent. Il ne s'agit pas d'une théorie de domino car cette théorie n'est valable que dans un espace d'Etats intégrés économiquement, politiquement et socialement. Les pays arabes sont désintégrés mais se ressemblent. Il s'agit donc de contagion puisque les conditions y sont les mêmes dans toute la région. C'est ce qui explique d'ailleurs les réactions de l'Algérie et du Maroc en particulier, dont les régimes ont préféré anticiper et engager des réformes pour éviter une explosion sociale. La région arabe change Les révoltes juvéniles dans les pays arabes ne sont ni des caprices ni des fantasmes d'une catégorie sociale en mal de vivre. Elles sont l'expression d'un ras-le-bol général et d'une exaspération qui a atteint les limites du supportable. Ces révoltes, même si elles sont limitées à certains pays, interpellent par leur contenu et leurs objectifs tous les pays et tous les régimes arabes dont le mode de gouvernance impose une chape de plomb sur les populations, castre le génie des peuples et exclut des pans entiers des sociétés. Ces révoltes ne sont pas seulement l'expression d'un marasme social quand aux conditions de vie et au chômage mais aussi l'expression d'un besoin de liberté, de citoyenneté et de participation à la décision économique et politique. Ce vent de révolte a bouleversé la donne interne dans la région arabe et les choses ne seront plus comme elles étaient pendant des décennies. La cybergénération a pris la relève des générations qui se sont battues pour l'indépendance, pour l'édification des Etats modernes et pour la réalisation des tâches démocratiques et l'émancipation sociale promises dans les déclarations d'intention des régimes mis en place mais sans lendemain. Les mouvements de cette jeunesse ont aussi révélé l'échec patent des partis politiques et de l'intelligentsia. Cette dernière a failli à son rôle historique de gardienne de la flamme des consciences, du contre-pouvoir et de l'anticonformisme nécessaire pour le dynamisme de toute société. L'intelligentsia arabe est passée, en l'espace de vingt à trente ans, de l'étincelle révolutionnaire à un conglomérat de laudateurs quand ils ne sont pas les bouffons du roi. Du narcissisme créatif au narcissisme abrutissant. Quant à la classe moyenne, qui a toujours joué un rôle de cohésion sociale et de leader des mouvements sociaux, elle a été laminée dans la quasi-totalité des pays arabes en raison d'une gestion économique catastrophique et du clientélisme fatal pour ce ciment social, néanmoins pivot de toute dynamique émancipatrice. Ce qui se passe dans les pays arabes s'apparente, d'un point de vue sociopolitique, à ce qui s'est passé en Algérie dans les années cinquante lorsque, face au péril colonial, le mouvement révolutionnaire qu'était le PPA-MTLD s'est enfermé dans une crise interne hypothéquant le destin de toute une nation. C'est la jeunesse du parti qui a donné un coup de pied dans la fourmilière pour forcer la main du sort et enclencher une dynamique salvatrice mettant dos à dos messalistes, centralistes et toutes les composantes du mouvement national qui se complaisaient dans leur inertie. Dans les pays arabes, c'est la jeunesse qui a montré la voie aux éclaireurs classiques de la société et à ses sherpas attitrés et autoproclamés. Les jeunes ont donc imposé directement et indirectement une marche forcée aux sociétés qui commencent à se regarder dans un miroir différent et à abandonner le prisme déformant qui flattait leur ego collectif. Les dynamiques de changement enclenchées par les jeunes vont certainement modifier le paysage politique et institutionnel des pays arabes et reconfigurer les pouvoirs. Mais cette dynamique va-t-elle modifier les relations interarabes de façon à converger les approches sur les questions régionales et internationales pour une meilleure définition de leurs intérêts communs pour une meilleure prise en main du destin de larégion ? A. G.