Il a la cinquantaine juvénile, la démarche sportive et le verbe tonitruant. Pourtant, rien ne prédestinait ce fils d'immigrés algériens à se faire un nom dans la bande dessinée et une renommée dans l'ovalie française. Mourad Boudjellal, né le 5 juin 1960 à Ollioules dans le Var, terre d'accueil de pieds-noirs d'Algérie, a d'abord fait fortune dans l'édition. Devenu président d'un club de rugby emblématique d'une ville qui cultive la nostalgérie et se montre bonne fille à l'endroit du Front national, il a trouvé la gloire sportive à la tête du RC Toulon, trois fois champion de France. Président de ce pensionnaire du Top 14, l'élite du ballon ovale, le gamin des cités voulait surtout faire la nique sportive au FN, qui a dirigé la ville durant les années 1990. Dans l'immigration, les futurs champions viennent souvent au sport par le père. Mais dans la famille Boudjellal, le paternel n'en pratiquait aucun. Analphabète, il savait en revanche tout faire de ses mains. Il conduisait un camion de la mairie et, à ses heures perdues, réparait des montres et des téléviseurs. Ces «mains d'or» jouaient aussi du violon ou de l'accordéon. L'enfant Mourad, lui, tapait dans le ballon rond avec ses copains fils d'immigrés. Après l'école, sur le bitume ou sur le tuf. Jusqu'à plus soif ou jusqu'au moment où sa mère venait le chercher après l'école dans la basse ville de Toulon. Un jour, en pensant à ce père, fils de Moussa l'Algérien et de Marie, chrétienne arménienne connue en Turquie, il s'est acheté la montre dont rêvait cet horloger de fortune. Une Breitling qu'il ne pouvait se payer et dont il existe seulement 25 exemplaires dans le monde, admirée en photo comme une icône religieuse. Décédé le jour des 40 ans de Mourad, dernier des deux filles et des deux garçons de la famille, Ahmed Boudjellal s'est installé à Toulon en 1945. Editeur de BD à… dix ans ! S'il n'est pas devenu un footeux comme beaucoup d'enfants de son âge, Mourad, à l'image de son frère Farid, auteur de bande dessinée, est passionné de BD depuis son plus jeune âge. A 10 ans, il relie ses propres collections qu'il baptise Mourad Editions et à juste 15 ans, il participe à la création du festival de BD d'Hyères. En 1982, à 22 ans seulement, il ouvre Bidule, petite librairie spécialisée à Toulon où il organise des séances de dédicaces. Sept ans plus tard, il crée Soleil Editions et, coup de génie, rachète les droits de Rahan dont le premier volume se vend à 8 000 exemplaires en trois jours et à 22 000 en trois semaines. Il poursuit sa boulimie créatrice dans la réédition avec Tarzan ou Mandrake le Magicien avant de lancer des séries originales et notamment Lanfeust de Troy, qui obtient un succès fulgurant et phénoménal. Aujourd'hui, Soleil Editions, dont il est actionnaire à 100%, est le troisième éditeur de BD francophone de la planète et réalise un chiffre d'affaires de près de 40 millions d'euros. Last but not least, ce compétiteur insatiable s'est associé à TF1 pour le lancement de TF1 BD et a monté un studio de bandes dessinées. De l'univers fantasmagorique de la BD au rugueux rugby, il y avait un pas que Mourad Boudjellal franchira par le truchement indirect de la politique. Précisément grâce au Front national qui avait dirigé la mairie de Toulon (175 000 habitants) de juin 1995 à mars 2001. «Si le FN n'avait pas dirigé Toulon, jamais je ne serai devenu président du RCT», a-t-il confié récemment à un confrère de la presse sportive française. Et d'expliquer encore que dans sa motivation, il y avait : «Je vais montrer à 30% des habitants qui ont voté facho ce qu'un gamin issu de l'immigration, qui a grandi ici, peut apporter à sa ville». La politique de «préférence nationale», Mourad en pâtira lorsque la municipalité FN coupe toutes les commandes à sa librairie et sa maison d'édition. C'était l'époque où la ville était divisée entre pro et anti-FN, jusqu'à la remontée du club au Top 14 qui apaisera les cœurs et réconciliera ses habitants. En battant en 2005 les rugbymen de Tarbes, les joueurs du FC Toulon atteignent de nouveau l'élite après de longues années de purgatoire au second niveau. Les éditions du Soleil deviennent alors le sponsor maillot du club. S'ensuit une politique audacieuse de recrutement de grandes vedettes internationales, débutée en 2006 avec le mythique capitaine des All Blacks Tana Umaga, un transfert sans précédent dans le rugby français. En 2007-2008, Mourad Boudjellal affole le tranquille mercato du rugby en lançant une campagne d'embauche surréaliste pour un club français : George Gregan, capitaine des Wallabies, champion du monde 1999 et recordman mondial du nombre de sélections, Victor Matfield, tout frais champion du monde 2007, Anton Oliver, talonneur des All Blacks, Andrew Mehrtens, recordman des ponts inscrits dans cette sélection néo-zélandaise. La saison suivante, il recrute enfin le buteur anglais d'exception, l'élégant Johnny Wilkinson. Mourad Boudjellal dépense sans compter dans un sport qui compte très peu de joueurs d'origine africaine, a fortiori de grands noms, à l'exception notable du grand - par la taille et le talent - Abdellatif Benazzi, troisième ligne et ancien capitaine du XV de France. Mais si le dirigeant sportif ouvre souvent son chéquier pour consteller d'étoiles sportives le RC Toulon, l'homme ne manque pas de réflexion et de lucidité. Sur son sport comme sur son statut de président de club professionnel. Mourad Boudjellal est, en effet, le premier Français d'origine non européenne à diriger un grand club sportif dans un monde fermé aux Noirs, aux Arabes et aux métis, où seul le Sénégalais Pape Diouf a réussi à devenir le président noir du mythique Olympique de Marseille ! Mais n'est-ce pas l'amateur de BD qui disait que «pour être président (de club pro), il faut avoir réussi socialement dans un pays où si tu as beaucoup de consonnes dans ton nom, c'est moins facile». Voire presque impossible, surtout dans le rugby où le ballon ovale ne tourne pas rond pour tout le monde. Mourad Boudjellal se définit alors comme un «beurgeois», le beur devenu bourgeois au service de sa ville et du rugby. Déteste le foot et adore le rugby Mourad Boudjellal, qui a joué au football dans son quartier d'enfance, n'aime pas le football d'aujourd'hui. Le ballon rond ne véhicule pas les mêmes valeurs morales que porte le rugby. Et il le dit, sans ambages, à un confrère français qui voit dans son verbe épicé le vocabulaire d'un président de club de foot : «Le football, psychologiquement, ne me va pas du tout. C'est l'extrême droite du sport dans nombre de tribunes (car) c'est dans le foot que tu vois des banderoles sur lesquelles on écrit “consanguins”, que l'on imite un singe quand il y a un Noir, qu'on fait le salut nazi, où l'on a besoin de 150 cars de CRS» pour assurer la sécurité des matchs. Il préfère donc le sport à XV parce que «le foot est au rugby ce que les dames sont aux échecs». Il y a donc une différence de règles, de valeurs et de philosophie. Pour lui, le rugbyman «est un laborieux qui doit mettre la main dans le cambouis», comme un paysan mettrait les pieds dans la glaise. Et, dans sa ville natale, le rugby est aussi, surtout, pourrait-il dire lui-même, une religion. Et Le Mayol, son stade fétiche, une «église» où tout Toulon y communie depuis que le Rugby Club Toulon côtoie les grands d'Europe et bat avec panache le colossal Munster. Le RC Toulon a certes été trois fois champion de France mais sous la présidence de Mourad Boudjellal, il n'a encore rien gagné au Top 14. Le président a donc la tête pleine de rêves comme autant de bulles de BD. «Je veux vivre un titre. S'il faut dix ans pour cela, je resterai dix ans. Mais je veux un titre. Pas pour le plaisir de dire que j'ai gagné, mais pour vivre cette émotion», a-t-il récemment confié. Ce rêve, pas si inaccessible que le laissent penser les résultats en dents de scie de son club, Mourad, dont le prénom arabe signifie «objectif», «but», «dessein», veut le vivre comme l'ultime émotion, mais pas pour le plaisir de dire seulement «j'ai gagné». Et dans ce songe de ciel méditerranéen, le Front national est en toile de fond. «J'ai envie de connaître Toulon en liesse. Peut-être de revivre cette soirée de juin 1995, quand le FN avait gagné les élections municipales et que tous les fachos étaient dehors» pour fêter la victoire électorale. Il veut «revivre cette soirée en verlan», c'est-à-dire l'émotion à l'envers d'un fils d'immigrés qui veut démontrer grâce au rugby que Toulon n'est plus «un parc d'attractions pour tous les fachos du pays». Pari difficile en ces temps où le discours ultraréactionnaire de la droite sarkozyste montre, au fil des formules chocs, des petites phrases xénophobes et des provocations dignes des saillies racistes de comptoirs de bars, que la lepénisation des esprits marque chaque jour des points décisifs. Comme au rugby, la droite UMP a fini par transformer l'essai, marqué un jour par Jean-Marie Le Pen. N. K.