En 1927, Julien Benda, philosophe, critique et écrivain français devient célèbre grâce à sa formidable philippique La Trahison des clercs. Il y fustigeait chez les intellectuels français la «tendance à l'action, la soif du résultat immédiat, l'unique souci du but, le mépris de l'argument, l'outrance, la haine, l'idée fixe». En publiant, presque subrepticement, le 20 mai dernier, Les Intellectuels faussaires, Pascal Boniface, directeur de l'IRIS, l'Institut des relations internationales et stratégiques parisien, met ses pieds dans les chaussures de Julien Benda en dénonçant le «triomphe médiatique des experts en mensonge». Une démystification de la caste des intellectuels médiatiques, à l'image de son aîné, qui reprochait à ceux de son époque d'intervenir dans le débat séculier pour faire triompher des idéaux autres que ceux «abstraits et désintéressés du clerc : la vérité, la justice, la raison, la liberté intellectuelle et sociale». Tel un pinceau, la plume des deux pamphlétaires peint sous les traits de Bernard Henri Levy l'intellectuel compromis dans les «passions politiques» d'hier (militarisme, nationalisme juif, marxisme) et le faussaire d'aujourd'hui, philosophe menteur intellectuel escroc. Chez Julien Benda comme chez Pascal Boniface, l'idée n'est pas de récuser l'engagement de l'intellectuel. Il est plutôt question de le condamner quand il descend sur la place publique pour jouer une partition nombriliste, avec la complicité de medias fascinés ou sous influence. Il est donc question de ces intellectuels dont Cornelius Castoriadis et Pierre Vidal-Naquet avaient déjà instruit le procès en stigmatisant «l'imposture publicitaire», «l'industrie du vide» et la «pop-philosophie». Ces clercs «un tiers-mondiste deux tiers mondain», selon une heureuse expression souvent employée à propos de Bernard Kouchner, intellectuel du sac de riz sur l'épaule. Pascal Boniface ne s'explique pas comment «malgré leurs mensonges et leurs escroqueries intellectuelles, ces faux experts occupent une place centrale dans l'espace médiatique ?» Comme par exemple présenter l'islam comme une menace globale pour la sécurité du monde en confondant souvent islam et islamisme, musulmans et islamistes radicaux. Ou encore d'accuser d'antisémitisme tous les autres intellectuels qui osent critiquer l'action du gouvernement israélien alors qu'ils ne confondent pas, eux, israéliens et sionistes ou bien juifs et sionistes. Pour avoir publié Est-il permis de critiquer Israël ?, le directeur de l'IRIS s'est essuyé naguère les foudres de cette même cléricature médiatique qu'il dénonce aujourd'hui et dans laquelle on retrouve, entre autres, Alexandre Adler, Bernard Henry Levy, François Heisbourg, Philippe Val et Caroline Fourest. Ces papes de la bien-pensance, qui crient haro sur le baudet mal-pensant, en arrivent, quand on a tranché les fatuités personnelles et la vacuité des références philosophiques, à acquérir une influence morale ou politique démesurée. Il en est notamment de Bernard Henri Levy qui occupe une place tellement centrale dans le paysage médiatique. Présent dans les conseils de surveillance d'Arte, du journal Le Monde, actionnaire du quotidien Libération, soutien du groupe Lagardère-Europe 1-Journal du Dimanche- Paris-Match-Elle, beaucoup de journalistes ont peur de le critiquer ou de lui déplaire, par crainte de représailles. Surtout à une époque d'indifférence médiatique au mouvement des idées, et, par ricochet, dans le débat public. Une époque où on voit plus souvent ces dandys de la pensée dans Paris-Match qu'à La Sorbonne. Où on les observe organiser parfois eux-mêmes leur propre promotion grâce à leurs réseaux d'influence. Drôle d'époque que notre temps qui voit la médiacratie parisienne succomber, jusqu'à l'overdose, à la sophistique des clercs : séduction, sens du rapport de force, stratégie, tactique. Toujours les mêmes, épinglés hier par Julien Benda, aujourd'hui par Pascal Boniface, et, il n'y a pas si longtemps que ça, par Guillaume Weill-Raynal qui a dénoncé lui aussi Les Nouveaux désinformateurs, sans oublier Serge Halimi qui s'en est pris, lui, aux Nouveaux chiens de garde de la pensée unique libérale. Il est bien loin le temps où les intellectuels faisaient de la philosophie ou de la politique sur un tonneau à l'usine Renault de Billancourt, tel Jean-Paul Sartre, ou dans les prisons et les asiles, tel Michel Foucault. A chacun sa tribune, celle d'aujourd'hui ressemble furieusement à un plateau télé ou à un studio de radio. Faut-il alors, en ces temps où les intellectuels médiatiques sont bien plus narcissiques que rousseauistes, demander à Bernard Henri Levy, Alexandre Adler ou Alain Finkielkraut de ressembler à Louis Althusser, Jacques Lacan, Emmanuel Levinas ou encore à Gilles Deleuze ? Question qui vaut son pesant d'or en termes de stratégie de marketing médiatique. N. K.