Jamais mouvements de protestation et vagues d'émeutes n'auront connu une telle ampleur en Algérie, par leur intensité, leur durée, leur échelle et leur récurrence. Tous les ingrédients sociologiques, économiques et politiques sont réunis pour que se produise l'explosion. Dans les espaces urbains et ruraux, la situation peut à tout moment dégénérer, et le cycle de drames, de révoltes et de violences reprendre de manière cyclique. Les facteurs déclencheurs sont de tout ordre : mal-vie, logement, eau, électricité, football, routes, chômage, exclusion, désaffiliation. Toutes les catégories sociales, à l'exception des riches et des clientèles nanties du régime, toutes les tranches d'âge, les actifs comme les retraités sont les acteurs d'un phénomène concentrant désespérance sociale, ségrégation économique et oppression politique. Dans le registre d'expression de la contestation, les Algériens auront tout essayé et tout inventé. Le catalogue est vaste : grèves de travail, grèves de la faim, rassemblements, marches, émeutes, blocages de routes, suicides individuels, auto-mutilation, auto-lacération individuelles ou collectives, immolations par le feu et, d'une certaine manière, le suicide collectif représenté par l'emprunt épisodique des embarcations de la harga, ces frêles esquifs qui mènent parfois à la mort dans les profondeurs méditerranéennes. Un despérado de Bordj-Bouarreridj a même inventé le suicide qui ne tue pas en retranchant son propre zizi à l'aide d'un «doug-doug», un couteau à cran d'arrêt ! Il avait 28 ans en 2008, s'appelle Mohamed Lakhmissi et, en désespoir de cause, avait décidé de ne plus donner la vie car il ne pouvait plus vivre la sienne comme un être biologique fécond. Comme un vrai vivant. C'est, avant l'heure, notre Mohamed Bouazizi à nous. Cousin en désespérance de celui de Sidi Bouzid qui, par le feu, a fait fleurir en Tunisie le jasmin de l'espoir démocratique. Cas isolé dans le registre de l'auto-mutilation, le geste inouï de Lakhmissi n'en porte pas moins une forte charge symbolique. D'autant plus puissante qu'il s'est produit dans une société musulmane profondément imprégnée de l'idée que le mariage est la «moitié de la religion». Donc, dans l'imaginaire collectif algérien, la moitié du chemin vers le paradis. Cet acte de profonde affliction, à l'image des autres formes d'expression de la détresse sociale, traduit un sentiment d'injustice. Il introduit aussi une requête de reconnaissance et transmet une demande de respect. Malgré son fort taux de récurrence qui induit un risque de banalisation et la probabilité de devenir inaudible, le geste du protestataire en colère dit beaucoup de choses à qui veut bien les entendre. C'est une forme d'action qui appartient au répertoire de la politique même s'il n'y a pas toujours de la part des manifestants une volonté de construire un rapport de force et un espace de négociation. Mais que l'on ne s'y trompe pas : l'embrasement social et durable du pays reste un risque politique majeur. Le pouvoir en place aurait tort de ne le voir qu'à travers la couleur des pétrodollars redistribués. N. K.