Entretien réalisé par notre envoyé spécial à Paris Salah Benreguia La Tribune : Après une riche et brillante carrière diplomatique, vous êtes maintenant membre du comité des sages constitué par d'anciens présidents et hauts responsables de divers pays. Pourquoi ce groupe et quels sont les objectifs de sa création ? Ce comité peut-il jouer un rôle ou, du moins, contribuer à la facilitation des négociations pouvant mettre fin à certains conflits dans le monde ? Lakhdar Brahimi : Le groupe s'appelle en anglais Healters qui signifie les anciens. C'est l'ancien président sud-africain qui l'a créé. Une sorte d'anciens et de vieux du village planétaire qui se réunissent de temps en temps pour évoquer les sujets d'actualité et voir ce qu'il faut faire ici et là. Le groupe constitué par Mandela en 1997 est présidé par l'archevêque Dezmond Tutu. Ses membres sont d'anciens présidents et personnalités, tels que Jimmy Carter, les anciens présidents du Brésil (Gartozo), d'Irlande et de Finlande, l'ex-Premier ministre de la Norvège (Mme Brantland), et également la femme de Mandela, ainsi que Kofi Annan et moi. M. Mandela a exigé qu'il soit un membre honoraire d'autant que sa santé ne lui permet plus de voyager et d'activer. L'objectif est de voir si l'on peut être utile. Quand le groupe a été créé, on avait quatre priorités : la question palestinienne au Moyen-Orient, la question du Darfour, du Zimbabwe et de la Birmanie. L'idée est également de s'attaquer aux problèmes les plus compliqués et très difficiles. C'est également faire connaître les problèmes un peu mieux quand ils ne sont pas connus, et voir si l'on peut orienter un peu concernant plusieurs conflits. Nous nous sommes rendus au Moyen-Orient deux fois. Moi, j'y suis retourné une seconde fois avec certains membres à Ghaza, puis en Syrie et en Jordanie. Les autres sont partis à Israël, mais pas moi. Pourquoi ? Parce ce que je ne veux pas aller en Israël. Occupant durant plusieurs années de hautes responsabilités au sein de l'ONU (secrétaire général adjoint puis envoyé spécial de l'ONU), donc un fin connaisseur des rouages et du fonctionnement de cette organisation planétaire, celle-ci est, depuis quelques années, devenue la cible d'attaques de plusieurs pays. On reproche à l'ONU de n'avoir pas pu ou su résoudre certains conflits (les cas du Moyen-Orient et du Sahara occidental sont édifiants). Comment, à votre avis, redonner à l'ONU sa crédibilité ? Il s'agit, en effet, d'un vrai problème reconnu par les observateurs les plus sérieux et indépendants. Pour ma part, j'ai évoqué le problème publiquement à plusieurs reprises et même dans un document officiel lorsque j'ai présidé la commission relative à la sécurité des Nations unies à la suite de l'attentat qui a visé son siège à Alger en 2007. Dans ce rapport, j'avais souligné que l'un des problèmes qui se posent est que l'ONU ne soit plus reconnue comme une organisation indépendante et impartiale. Elle est perçue, à tort ou à raison, comme étant au service des puissants, notamment les Etats-Unis. Donc l'ONU doit essayer d'améliorer son image. La question maintenant est de savoir ce qui peut être fait par ses membres, notamment les plus puissants. Ce qu'il faut savoir d'emblée est que l'ONU n'est pas le secrétaire général et le secrétariat ou les gens qui, comme moi, ont travaillé pour son compte, mais ce sont les pays membres. Il y a une certaine démission de la part de quelques pays membres qui laissent certains autres dominer l'Organisation. En réalité, les Américains dominent cette Organisation parce qu'on les laisse faire. Si les autres pays se mettaient d'accord, comme c'était le cas dans le temps des non-alignés, les Etats-Unis n'auraient pas pu dominer cette Organisation. En réalité, ce sont les pays membres qui se laissent dominer par les puissants, notamment les membres permanents. Donc, la situation actuelle est une sorte de corollaire de la démission de ces membres, car il suffit seulement de se lever pour dire non pour que les Etats-Unis ne dominent pas cette Organisation. Alors, dans ce cas, pourquoi ils se sont laissés faire ? La réponse est que chaque pays essaye de régler ses propres problèmes. Et le règlement de ses propres problèmes passe par des relations «correctes» avec ces puissants. Si vous avez besoin, par exemple, d'un prêt de la part de la Banque mondiale, même si la BM est une organisation internationale indépendante, il suffit seulement d'avoir l'accord des Etats-Unis pour bénéficier de ce prêt. Justement, on parle depuis quelques années de la réforme de l'ONU. Entamée par Boutros-Ghali, puis durant Kofi Annan, celle-ci n'est toujours pas achevée. Pourquoi, à votre avis, la réforme de l'ONU tarde à se concrétiser ? Cette situation est due à ces mêmes raisons. En réalité, beaucoup de choses ont été faites. Quand on évoque la réforme de l'ONU, on parle souvent du Conseil de sécurité. Pour le reste, beaucoup de choses ont été faites. Les Etats-Unis avaient, par exemple, un personnel pléthorique, et ce n'est plus le cas maintenant. Les différents organes des Nations unies fonctionnent mieux. L'un des principaux points de ladite réforme concerne le Conseil de sécurité et son éventuel élargissement à d'autres pays. Ne pensez-vous pas que le désaccord affiché entre certains pays du Sud (on voit par exemple les pays de l'Amérique latine qui ne sont pas d'accord pour que le Brésil les représente ; pour les Asiatiques, il y a des pays qui s'opposent à la candidature de l'Inde) contribue au maintien de cette actuelle situation, une situation qui arrange les cinq pays membres permanents (5P) qui possèdent une influence décisionnelle avec notamment le droit de veto ? Vous savez que les 5P disent, à l'unisson, que nous sommes d'accord pour la réforme du Conseil de sécurité. Mais cette option doit impérativement avoir le consensus des autres pays qui veulent intégrer cette organisation. Maintenant, la question est de savoir si l'on veut qu'elle devienne un organe de 20 ou de 25 membres, alors que maintenant nous sommes à 15, et aussi qui seront les autres membres et surtout qui seront membres permanents ? Donc les 5P disent aux autres pays de se mettre d'accord. Mais le désaccord affiché au niveau des pays du Sud arrange parfaitement les 5P. Et en réalité, les 5P sont très heureux de cette situation. Les pays du Sud, comme les Latinos, ne veulent pas que le Brésil les représente ; on peut citer l'Argentine. En Afrique, on parle de l'Afrique du Sud et du Nigeria, mais les Africains ne sont pas d'accord. Dans le cas du continent africain, on parle même d'une troisième place, même si au sein de l'ONU, cette option est rejetée. Mais il y a une partie qui dit que l'Afrique a ses spécificités, donc on va faire une représentation tournante comme les sièges non permanents. Concernant les Asiatiques, on a actuellement l'Iran qui commence à exprimer sa volonté d'y accéder, et il y a aussi l'Indonésie qui est le plus grand pays musulman. Même en Europe, l'Italie et l'Espagne ne sont pas d'accord pour que l'Allemagne soit un membre permanent. Toutefois, les observateurs académiques disent que déjà avec quinze membres, c'est très difficile de prendre une décision, alors imaginez avec vingt ou vingt-cinq membres. Un autre point important : ces futurs membres permanents auront-ils le droit de veto ou non ? Retirer un droit de veto à un membre des 5P est inimaginable, surtout pour des pays comme la France ou le Royaume-Uni dont il est le dernier signe de la puissance étrangère. Mais en somme, ce statu quo arrange parfaitement les 5P. Le spectre de la réforme concerne également la Ligue arabe. Quelles sont, à votre avis, les réformes qui devront être effectuées pour que cette Ligue ait une influence décisionnelle sur la scène internationale et pour qu'elle soit réellement une sorte de force de frappe pouvant défendre les intérêts des pays arabes ? On n'a jamais laissé la Ligue arabe se développer. On n'a qu'à regarder les autres organisations régionales telles que l'UE et l'Asian. Leur réussite est basée à 95% sur le développement de leurs relations économiques. Leurs échanges économiques grandissent au fil du temps, ce qui reflète parfaitement le développement interne de leurs économies. Donc, cela commence par un effort de développement de leurs économies qui n'existe pas dans les pays arabes. Donc, on continue à avoir des relations commerciales avec les pays du Nord. L'Algérie a des relations avec l'Europe, le Maroc aussi, et on se rencontre à Paris ou à Bruxelles. Mais le trafic entre Alger et Rabat est pratiquement inexistant. S'il y avait un effort de développement conséquent de façon horizontale, la politique suivrait.
Restons dans le monde arabe. Au Maroc, ce qu'on peut qualifier de Mouvement du 20 février exige une monarchie parlementaire où le roi règne, mais ne gouverne pas. Le 17 juin dernier, le roi du Maroc a présenté le projet de la nouvelle constitution soumis au référendum le 1er juillet 2011 qui a été applaudi chaleureusement par la communauté internationale et une certaine classe politique intérieure. A votre avis, les réformes proposées par le roi Mohammed VI répondent-elles aux attentes du peuple marocain ? Le roi du Maroc a réagi vite et bien à cette lame de fond qui existe dans toute la région arabe qui demande le changement. Son discours a été salué par le peuple marocain, y compris par ceux qui ont participé à des manifestations, et il a mis tout de suite en application ce qu'il a annoncé. Il va y avoir une constitution, et le roi sera dessaisi de beaucoup de pouvoirs. Je crois que le discours du roi n'est pas différent de celui du président Bouteflika. Le contenu est à peu près le même mais la forme est différente. Justement, en Algérie, le président Bouteflika avait annoncé une série de réformes politiques. Actuellement, on est en phase de consultation. Plusieurs partis politiques et des personnalités ont déposé leurs propositions, mais certains partis d'opposition déclinent l'invitation de la commission Bensalah. Pensez-vous que ces réformes politiques répondent aux aspirations du peuple algérien et pourquoi ? Comme vous le savez, je n'étais pas en Algérie, mais j'ai lu le contenu des réformes attentivement. Maintenant, il s'agit pour le gouvernement, la classe politique et la société civile de passer à l'action. J'ai dit à Sétif, fin mai dernier, qu'on demande beaucoup de choses à l'Etat, mais beaucoup de choses dépendent de la société. L'un des problèmes dont on se plaignait tout le temps, c'est que les relations entre les gens sont toujours tendues. Là, le gouvernement ne peut pas et n'est pas en mesure de régler les problèmes entre les voisins. L'Etat doit faciliter les conditions de vie, mais pas mal de choses devront être effectuées par la société civile. Toutefois, il est important de relancer la culture de la tolérance afin d'accepter l'avis de l'autre et de respecter les libertés. Donc, un très grand effort doit être effectué de la part de la société, et cela passe par une très grande conscience de sa part. Concernant la Libye, j'aimerais bien commencer par cette question qui consiste à savoir quelle est la lecture que vous pouvez faire de cette résolution 1973 du Conseil de sécurité permettant une intervention contre le régime libyen ? Cette résolution a été prise suite à celle prise par la Ligue des Etats arabes demandant à l'ONU de créer une zone d'exclusion aérienne. Moi j'ai vu les ambassadeurs de l'Inde, de la Chine et de l'Allemagne qui se sont abstenus. Cette résolution n'est pas uniquement le résultat de la demande des Etats arabes, mais aussi de la demande de l'ambassadeur de la Libye à New York qui est allé au Conseil de sécurité pour plaider en faveur de cette résolution. Certains spécialistes doutent de la légitimité de cette résolution. Le problème réside dans l'interprétation de cette résolution par l'Otan. Mais les déclarations scandaleuses de Kadhafi et de son fils justifient toutes les craintes, et c'est en raison de ces déclarations que les Occidentaux optent pour ce choix. Vous qui avez déclaré, à maintes reprises, que le meilleur moyen de régler les conflits est d'opter pour une solution politique, pensez-vous que l'intervention militaire en Libye, cautionnée, il faut le rappeler, par les pays arabes, au-delà de ses objectifs initiaux (protéger la population libyenne contre un réel génocide que s'est apprêté à commettre Kadhafi), mettra à genoux tout un peuple ? Maintenant, l'intervention a eu lieu. Elle a atteint les objectifs proclamés. Ce qui se passe en Libye, contrairement à l'Egypte et à la Tunisie, où les populations, mains nues, faisaient face aux forces de sécurité, est qu'elles ont pris les armes, donc actuellement il s'agit d'une guerre civile. Et dans ce cas de figure, cela demande une autre solution, qui est d'ordre politique. Là, j'ai dit que la Tunisie, le Maroc et particulièrement l'Algérie sont directement concernés et doivent réagir. L'Algérie a une dette envers la Libye qui nous a aidés durant la guerre de libération, même en étant un pays scandaleusement faible. Alors, que faire ? C'est d'aller à l'ONU et demander un mandat en disant que c'est nous qui aiderons au règlement politique de ce pays ; la réponse de la part de cette Organisation ne peut qu'être positive. Le même mandat doit être demandé à la Ligue arabe et à l'Union africaine. Avec un mandat de trois organisations, on peut demander à Monsieur Kadhafi de partir avec dignité et mettre en place une mission de maintien de la paix pour les aider à se réconcilier et à créer une deuxième république. Il paraît que, maintenant, les négociations sont en cours par l'intermédiaire des représentants des Nations unies, le Jordanien El Khatib. On me dit que l'Union africaine est au courant de ce qu'El Khatib est en train de faire. Je continue à penser que l'Egypte, la Tunisie et l'Algérie ont les moyens d'aider les Libyens. L'expérience irakienne en la matière a montré à quel degré l'invasion décidée par le duo Bush-Blair est une erreur fatale, d'autant qu'actuellement, il s'agit d'une destruction pure et simple d'un peuple (environ un million de morts, plus ce qu'a fait Saddam durant près de 35 ans). Partagez-vous l'avis de ceux qui demandent d'ester George Bush en justice pour crime contre l'humanité ? La question que je pose surtout lorsque je suis aux Etats-Unis, c'est quel est l'intérêt de cette agression ? Qu'est-ce qu'ont gagné les Américains ? Qui est responsable de tout ce massacre ? N'y a-t-il pas quelqu'un à qui l'on peut demander des comptes ? Vous savez, après l'invasion, il restait à l'ONU environ 7 milliards de dollars dans le cadre du programme consacré à l'Irak. Etant donné que les Etats-Unis sont proclamés Etat occupant, ils ont pris cet argent et jusqu'à présent, il n'y a aucun document qui justifie les dépenses de ce montant. Les Etats-Unis savaient, dès le départ, qu'ils n'existaient pas d'armes de destruction massive, mais la question qui reste posée est de savoir pourquoi ils ont envahi l'Irak, d'autant qu'ils ont perdu près de 4 000 hommes et plus de 20 000 blessés. A propos du conflit israélo-palestinien, pourquoi tarde-t-il à trouver une solution ? Les Nations unies ont-elles réellement pesé de tout leur poids pour une solution de paix durable ? Le soutien indéfectible des Etats-Unis à Israël, d'un côté, et le recul patent des pays arabes, de l'autre côté, sont-ils les principaux facteurs entravant le chemin de la paix ? Vous savez que le problème palestinien est posé de deux façons diamétralement opposées. Pour nous, on parle de problème palestinien. Le peuple palestinien a des droits qui sont spoliés. Toutefois, il existe ceux qui disent qu'il s'agit de la sécurité d'Israël. Il a occupé tout ce territoire dans l'exercice de son droit à la défense légitime. Vous savez que jusqu'à Obama, aucun président américain n'a utilisé le terme de territoires occupés ; ils les appellent «territoires contestés». Même les correspondants de presse américains ont reçu cette note de leurs rédactions respectives. Il y a également une autre donne : Israël est trop fort (quatrième puissance militaire et troisième exportateur d'armes au monde) et ne voit pas pourquoi il doit faire des concessions. C'est pour cette raison qu'il qualifie de sacrifice l'évacuation des territoires occupés. Pour les Israéliens, le fait de sortir de Ghaza est un sacrifice énorme. Alors, on ne peut pas espérer une solution s'il n'y a pas un meilleur équilibre entre les deux parties. C'est pourquoi j'estime qu'il faut rétablir cet équilibre en renforçant les Palestiniens, car on ne peut pas affaiblir Israël. Alors, comment faire ? Il faut boycotter tout ce qui est israélien sur le plan politique et économique, comme ce fut le cas pour l'Afrique du Sud (boycotter le sport par exemple et ne pas les inviter). Mais pas les délégitimer, car eux parlent de délégitimer. Mais non, ils existent mais je dois les boycotter. Là, malheureusement, les Arabes ont abandonné les Palestiniens. La question palestinienne n'est plus la leur. Quelle lecture faites-vous de ce qu'on appelle le printemps arabe ? S'agit-il d'un effet boule de neige de l'étincelle allumée par Bouazizi en Tunisie, et était-il prévisible au regard des régimes de nature dictatoriale des dirigeants de divers pays arabes ? Ce sont ces deux facteurs à la fois. Il y a des gens qui disent qu'on n'a pas été surpris par les causes qui ont provoqué ces problèmes, mais par l'avènement de ces complications. La réalité est que les peuples arabes souffrent de la situation dans laquelle ils vivent sur le plan aussi bien social qu'économique. Les Arabes, particulièrement les Egyptiens, se sont sentis humiliés par la participation du régime Moubarak au blocus de Ghaza, c'est un peu trop. Ce qui est parfois surprenant, c'est la célérité et l'efficacité de ces mouvements qui sont venus à bout de deux régimes pour le moment.