A observer ce qui agite la société algérienne aujourd'hui, grèves, immolations, protestations en tous genres, certains y verront les prémices d'une révolte à plus grande échelle, la «contagion» d'un printemps arabe qui n'a, hélas, pas encore donné ses fruits. D'autres, plus méfiants, diront «ça ne prendra pas» ou, pire, que les révoltes qui secouent nos voisins ne nous concernent pas. Où en sommes-nous alors ? Dans quelle mesure, les franges de la société sont-elles capables de s'organiser, d'échanger autour d'une idée, de proposer des solutions, tout simplement de militer ? Il faudrait peut-être en revenir à la révolte plus ancienne, de vingt ans à peine, qui s'est muée depuis en une blessure toujours ouverte, octobre 88. Habiba Djahnine a fait ce choix avec son documentaire Avant de franchir la ligne d'horizon, diffusé jeudi dernier à l'institut Cervantès d'Alger. Le choix est certes «extralucide» puisque ce film a été réalisé en 2010. Le mot «documentaire» se confond pour beaucoup, culture télévisuelle oblige, avec «reportage», c'est-à-dire un travail objectif et exhaustif sur une réalité donnée. Le travail de Habiba Djahnine est à l'opposé de cette notion. La matière est bien réelle et les acteurs jouent leur propre rôle, certes, mais l'artiste y propose une vision singulière et subjective. Il y a derrière chaque plan une écriture, c'est-à-dire une trace qui porte ses propres interrogations. La première image du film en dit déjà long, un traveling sur un paysage où l'on croit deviner Alger à travers des barreaux qui l'assiègent. Octobre 88 donc, plus précisément une marche des étudiants à Bab Ezzouar quelques semaines après, pour y dénoncer la torture. Image d'archives. Une génération, dont la réalisatrice fait partie, qui a inauguré l'ère du multipartisme et qui en a payé le prix fort. On l'aura compris, Habiba Djahnine interroge des «survivants». Ces derniers s'appellent Hakim Haddad, ex-président du Rassemblement Action Jeunesse (RAJ), Adel Abderezzak, ancien secrétaire général du Cnes, aujourd'hui enseignant à l'Université de Khenchela, Malika Remaoun, présidente de l'Afepec. Un survivant est, par définition, un vivant qui porte ses plaies. Et lorsqu'il s'agit d'un militant algérien, la plaie se nomme souvent échec. Comment ces personnes continuent-elles de militer ? Quel rapport entretiennent-elles avec à la fois leur passé et l'avenir d'une nouvelle génération qui aspire elle aussi au changement ? Il s'agit, pour Habiba Djahnine, de «dérouler le fil des mémoires et des luttes», mais aussi de «devenir sans le vouloir le chronographe des tragédies». La tâche est compliquée et les pièges sont nombreux. Mais la réalisatrice réussit avec talent et sincérité à en éviter la plupart. Sans glorification, ni reniement, Habiba Djahnine saisit au-delà des paroles de ces militants, par des métaphores filmiques où la géographie imposante du pays est comme une caisse de résonance à toutes ses voix, une réalité bien amère. Les révoltes se sont succédé : octobre 88, printemps noir en 2001. Les morts se sont accumulés, s'il convient de le dire ainsi, mais les aspirations restent les mêmes : démocratie, liberté, droit des femmes. Est-ce à dire que rien n'a été accompli ? Faudrait-il, comme le dit Feroudja Moussaoui, présidente de l'association Amusnaw de Tizi Ouzou, que chacun ait «sa guerre dans ce pays» ? La question reste en suspens. C'est dire que la ligne d'horizon n'est pas encore franchie. Reste à souhaiter qu'elle soit d'azur et non de sang. F. B.