Alors que les Nations unies, instigatrices de l'intervention militaire en Libye, ont envoyé sur place une mission conjointe d'organisations humanitaires dont le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) et le Programme alimentaire mondial (PAM), tout va mal sur le terrain. Les membres de l'Otan envisagent même d'accentuer les bombardements sur la résidence de Mouammar Kadhafi, seule alternative, selon les experts, en «guerre juste» pour déloger le frère guide du pouvoir. Sur le plan humanitaire, les dégâts n'ont cessé de s'aggraver. En effet, constat amer : les populations civiles n'ont plus accès aux soins médicaux et souffrent de pénurie de nourriture à cause des bombardements.Malgré cette situation de chaos et contre vents et marées, Alain Juppé et son homologue britannique M. Hague ont annoncé conjointement, la semaine dernière, que les bombardements allaient se poursuivre car, selon eux, la méthode est «en train de payer». Kadhafi serait donc dos au mur et, par conséquent, il faut encore «appuyer». Même le début du Ramadhan n'y fera rien, pire, la mise en place progressive d'un blocus a été confirmée. L'Otan a en effet décidé de continuer à aider les «révolutionnaires» de Benghazi, pour que ceux-ci bloquent les livraisons de toutes les denrées alimentaires pouvant entrer à Tripoli pendant la période de Ramadhan. Ainsi, les régions d'Al-Khoums, de Zletan à l'est de la capitale, de Tajoura et de Zaouia seront fortement attaquées, même les convois de nourriture seront asphyxiés. La coalition atlantique a annoncé également qu'elle bombarderait désormais des centres civils, si des pro-Kadhafi s'y trouvent. Une façon de justifier in fine la destruction des hôpitaux, des mosquées et des universités. Guerre humanitaire, avez-vous dit ?Or, aujourd'hui, dans les besoins urgents figurent la nécessité de soigner les personnes blessées essentiellement par l'Otan et les insurgés de Benghazi. Avec le retour des réfugiés (plus de un million de personnes), les services de santé sont débordés et la situation sanitaire s'est considérablement aggravée, principalement par le fait que de nombreux membres du personnel médical étranger ont quitté le pays depuis le début de la crise. Des fournitures sanitaires et des médicaments commencent aussi à manquer. Les grandes victimes : les femmes et les enfants, qui souffrent de graves problèmes psychosociaux. Le manichéisme transposé à la complexité ! Pour tenter modestement d'appréhender la situation libyenne, il faut d'abord comprendre que personne n'a le fin mot de l'histoire, ni la France, ni les USA, ni Kadhafi, car cette situation est un enchevêtrement d'intérêts nationaux et personnels – ceux-ci sont d'autant plus signifiants que ceux-là sont mal définis – et qu'il y a donc une infinité de protagonistes dont l'importance relative n'est pas uniquement fonction de leur pouvoir, mais aussi de la priorité changeante qu'ils accordent à ce dossier. On ne sait donc vraiment pas ce qui en sortira.Par conséquent, Il n'y a que les faits dont on est sûr, car toutes les interprétations qu'on en a faites sont uniquement fonction de l'agenda de celui qui les interprète. La vérité n'est pas prise en considération, seulement la vraisemblance, et il faut avouer que l'on n'est pas trop exigeant. Donc, s'en tenir aux faits. Bien évidemment il ne s'agit pas d'occulter la barbarie dont a fait preuve Mouammar Kadhafi vis-à-vis de l'insurrection populaire, il ne s'agit pas non plus d'idéaliser un mode de gouvernance qui est critiquable, voire détestable à bien des égards, mais de regarder avec un tant soit peu de distance la situation politique, économique et sociale libyenne en comparaison notamment avec celle de ses voisins égyptiens et tunisiens. Le prisme réducteur dont on fait d'ailleurs l'usage à l'évocation du cas libyen peut s'expliquer en partie par le «charisme» d'une figure politique – éminemment critiquable – qu'incarne la personne du colonel Kadhafi. Celui-ci a en effet concentré toute l'attention des médias occidentaux, finissant par faire office, volontairement ou involontairement, d'épouvantail «légitimateur» à l'intervention militaire étrangère. Son élimination du pouvoir étant devenue une forme de «caution consensuelle» pour faire la guerre, tous les paramètres économiques et sociaux ont ainsi été occultés à l'évocation de l'insurrection populaire libyenne, d'autant plus qu'elles sont plutôt favorables au régime Kadhafi, même si encore une fois il y a lieu de rappeler que la Libye actuelle n'est ni un Etat de droit et encore moins une démocratie. Le régime Kadhafi reposait purement et simplement sur une alchimie tribale qui a volé en éclats. Une relative justice sociale D'abord, la Libye est le pays le plus riche de la région : trois fois le niveau de vie de l'Egypte ou de la Tunisie, ce n'est pas du génie : c'est le pétrole ! Mais la Libye, selon le Programme des Nations unies pour le développement, a aussi le meilleur IDH (Indice de développement humain) de l'Afrique. Pour cela, avoir du pétrole ne suffit pas; il faut aussi vouloir et pouvoir en utiliser les revenus pour qu'ils profitent à la population. Effectivement et aussi étrange que cela puisse paraître, on l'a voulu et on y est parvenu dans la Libye de Kadhafi mieux que nulle part ailleurs dans la région.Les services sociaux à la population ? Les aides à la consommation ? Les meilleurs d'Afrique du Nord ! Santé ? Tous les soins médicaux sont gratuits et de haute qualité. Education ? L'éducation secondaire et universitaire est gratuite. Le taux d'alphabétisation est supérieur à 90%. Chaque étudiant libyen qui désire faire ses études à l'étranger reçoit une bourse de 1 627,11 euros par mois, et tout étudiant diplômé qui ne trouverait pas d'emploi reçoit le salaire moyen de la profession qu'il a choisie. Ce sont là des faits. Indiscutés. Mais il est vrai, pas très politiquement correct, de les rappeler.D'autres faits indiscutés : les Libyens n'ont pas de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) à payer – impôt le plus injuste qui soit, car ne prenant pas en compte la notion de progressivité en fonction des revenus. La Libye est le pays le moins endetté du monde : la dette publique est à 3,3% du PIB, alors qu'elle est à 84,5% en France et à 88,9% aux USA. Côté gestion donc et même si les chiffres sont à relativiser, la nature des systèmes économiques étant totalement différente, la Libye paraît exemplaire en comparaison aux plus grandes économies mondiales.En Libye, le droit au logement est reconnu et un logement doit appartenir à celui qui l'occupe. L'Etat paye donc le premier appartement ou maison (150 mètres carrés) d'un nouveau couple qui se marie et s'installe, et tout(e) citoyen(ne) libyen(ne) n'ayant pas de logement peut s'inscrire auprès de l'Etat pour qu'il lui en soit attribué un. S'il veut faire des travaux dans son domicile, il peut s'inscrire auprès d'un organisme de l'Etat et les travaux seront effectués gratuitement par des entreprises de travaux publics choisies par l'Etat. Un régime réellement anti-démocratique ? Le régime libyen n'est évoqué dans les médias étrangers qu'à travers sa nature indéniablement autoritaire, mais des aspects positifs caractérisent le fonctionnement de ce dernier, ceux-ci n'étant quasiment jamais été évoqués : chaque citoyen(ne) libyen(ne) peut s'investir activement dans la vie politique et dans la gestion des affaires publiques, aux niveaux local, régional et national, dans le cadre d'un système de démocratie directe (Jamahiriya) qui tient compte de la représentation des spécificités régionales et tribales. Cela va des congrès populaires de base permanents, jusqu'au congrès général du peuple ainsi que le grand congrès national qui se réunit une fois par an. Sur 3,5 millions d'adultes, 600 000 citoyens participent activement à la vie politique.La Libye est le 7e fonds souverain financier dans le monde. Ses réserves fiduciaires sont supérieures à celles de la Russie qui a 25 fois sa population ! La Libye se sert de sa richesse pour assurer une forme de justice sociale à ses citoyens, mais aussi pour participer intensément au développement de l'Afrique et à son indépendance vis-à-vis du néo-colonialisme occidental, en y investissant des milliards de dollars. Que reproche-t-on donc à la Libye ? A chacun d'apporter son interprétation, mais il y a des faits et il fallait en tenir compte avant de porter les jugements les plus sévères et les plus caricaturaux sur un régime qui, il est vrai, est loin d'être parfait, notamment sur le plan des libertés publiques.Autre fait important occulté, les rivalités entre la cyrénaïque et la tripolitaine, certainement à l'origine de la rébellion. Rivalité qui pouvait remettre en cause la nature présumée démocratique de la révolution libyenne, spécificité sociologue ignorée ou cachée (c'est selon) par l'Otan et l'ONU avant de s'engager militairement en Libye. CNT : Aucune légitimité populaire ! Autre invraisemblance à souligner, l'incapacité des gouvernements occidentaux à apporter des preuves concrètes concernant le présumé massacre perpétré par Kadhafi, argument qui a servi de prétexte à l'Otan pour justifier ses bombardements sur Tripoli. Par conséquent la France, l'Angleterre, les USA – puis plus tard l'Otan – seraient intervenus en anticipant la demande d'un groupe de rebelles (CNT) composé d'anciens ministres et alliés renégats de Kadhafi, de militants islamistes et de gens venus directement des USA (?). Reconnaissant cet ensemble hétéroclite qui n'a jamais obtenu la moindre légitimation de la population comme le gouvernement légitime libyen ! Etrange conception de la démocratie…Il faut rappeler à cet effet que le gouvernement de rebelles ainsi «légitimé» a prioritairement veillé au départ des équipes chinoises qui préparaient sur place l'exportation prochaine de pétrole vers la Chine…Autre contradiction pour ne pas dire paradoxe à relever, le fait que la coalition de l'Otan – qui est intervenue sous prétexte de protéger les civils – bombarde maintenant ces mêmes civils comme les forces de Kadhafi ne l'ont jamais fait auparavant. Pour persister dans la «dictature» de la paranoïa, comment expliquer également que des centaines de milliers de Libyens manifestent à Tripoli et ailleurs pour soutenir Kadhafi, alors que les médias occidentaux peinent à mettre à l'écran quelques douzaines de «rebelles» bigarrés, tirant en l'air comme dans une foire aux enfants.Encore un élément susceptible d'instiller le doute quant à la nature réelle de l'intervention militaire occidentale en Libye, les 30 pays coalisés ont saisi 33 milliards de dollars US de fonds libyens déposés a priori de bonne foi par le régime Kadhafi dans leurs institutions financières. Pour couronner le tout, le 15 février 2011, le Fonds monétaire international (FMI), concluant une enquête approfondie d'un an, a félicité le colonel Kadhafi pour sa bonne gestion de la Libye et l'a encouragé à « continuer d'améliorer l'économie», mentionnant son «ambitieux agenda de réformes».Un peu surprenant ce quitus du FMI, alors même que des émeutes éclatent à Benghazi. Quelques jours plus tard, Mostafa Mohamad Abdeljalil, ancien ministre libyen de la Justice sous Kadhafi, annonce la formation d'un gouvernement provisoire (CNT) à Benghazi. Le 19 mars, en accord avec la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, une intervention militaire aéronavale est déclenchée par la France, suivie par le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Que diable Kadhafi a-t-il bien pu faire qu'il n'avait pas fait auparavant (torturer, tuer, menacer) dans ces 32 jours qui séparent les félicitations de l'anathème ?A la lumière de ces faits, il faudrait bien que ceux qui soutiennent l'intervention en Libye nous expliquent en quoi le régime Kadhafi est devenu insupportable en quelques jours de février de l'année en cours, et comment on peut croire que cette intervention ait eu d'autres buts que : d'empêcher la Chine d'avoir accès au pétrole libyen et de faire main basse sur 33 milliards de dollars US des fonds d'un pays souverain.A défaut d'explications alternatives, on ne peut voir dans cette intervention qu'un «brigandage» occidental. S. H.