Dans un éclair de génie lucide, le comédien polyphorme Aziz Degga soulignait tristement que les Algériens ont désappris la rigolade et qu'ils ne sont pas prêts de mourir de rire aujourd'hui. Si tant est qu'ils en crevaient d'envie avant, nos compatriotes semblent ne plus avoir le cœur à rire, du moins beaucoup, accablés qu'ils sont par la morosité ambiante, la malvie quotidienne et les lourdes incertitudes de l'avenir. Mais, au fond, l'Algérien est-il, de nature, un rigolus ou un tristus comme dans la célèbre BD Pif le chien ? Riait-il plus souvent que maintenant et surtout de lui-même et des travers de sa société ? Aziz Degga, qui a mérité le sobriquet gratifiant de Fernandel constate que les «humeurs sont en berne, les couleurs ternes et les mines alentours patibulaires» dans l'Algérie des années 2000. Mais, au contraire du grand philosophe et poète indien Tagore, l'Algérien, quand il a envie de pleurer, ne sourit pas. Depuis toujours, les Algériens, ceux de maintenant en particulier, sont des fous si étrangement raisonnables, qui ne rigolent pas souvent, encore moins d'eux-mêmes. Mais même s'ils le font de moins en moins, ils rient quand même dans une société empreinte de religiosité austère où le rire est un sous-rire. L'Algérie, ce n'est plus l'Algérire, non plus le raz de marrer. Il est donc rare de prendre un Algérien, à fortiori une algérienne, en flagrant délire, car le rire est licencieux en Algérie, selon la savoureuse formule d'un Sétifien pince-sans-rire. D'où la difficulté de définir les procédés de fabrication du risible et la psychologie du rire de l'Algérien. En Algérie, à l'image de nombreux pays musulmans rigoristes, la définition du rire, de ses motifs, de sa matière et de ses prétextes se dérobe à la précision, glisse entre les mots, s'échappe à la raison, impertinent défi lancé, de tout temps, à la spéculation de ceux qui font le pari d'en rire. Vaste entreprise ! Dieu mettait en garde contre le rire déraisonnable L'explication première est peut-être dans le dogme musulman lui-même. Selon le grand exégète de la geste prophétique, Anas Ibn Màlik, le Prophète dit à l'archange Gabriel : «comment cela se fait-il que je n'ai jamais vu Mikâil (ange du Paradis) rire ?». Jibril répondit : «il ne rit plus depuis que l'Enfer a été crée». Est-ce donc la proximité des feux de la géhenne qui bride le rire ou l'en empêche, ou est-ce donc celle du diable ? Charles Baudelaire, dans De l'Essence du rire, avait déjà une réponse lorsqu'il a estimé que «le rire est satanique, (donc) profondément humain». Ainsi dit, le rieur qui ne se fait pas de bile, surtout celui qui se poile à longueur de journée pour ne pas avoir de problème avec sa rate, deviendrait le cousin algérien de Méphistophélès, un des sept princes de l'Enfer. Et, à en croire un autre hadith authentifié par l'imam Ahmed et par un imam plus contemporain, Al Albani, «un homme peut être trompé, il est joyeux, mange boit et rit, alors que dans le Livre d'Allah il est écrit qu'il est un combustible de l'Enfer». L'Enfer, toujours qui fait peur, empêche de rire car le rire, de ce point de vue, c'est le ricanement de Satan, d'où la baudelairienne formule, le rire est satanique. Dans la source première de la Révélation, le saint Coran, Dieu lui-même met en garde contre le rire déraisonnable lorsqu'Il dit «qu'ils rient et pleurent beaucoup» (tawba/82). C'est-à-dire, qu'ils s'ésclaffent un peu en ce bas monde et rient beaucoup dans l'autre vie en récompense de ce qu'ils faisaient. La recommandation divine veut que l'on soit chiche de son rire sur terre pour mieux en être dispendieux dans l'ultime demeure, si dans sa vie initiale on a été homme de bien et de piété. A la suite de la Providence, le Prophète lui-même (QSSSL) a conseillé à un de ses compagnons, un des dix promus au Paradis de «limiter son rire car le fait de trop rire tue les cœurs», manière de dire que se désopiler outre mesure assèche les cœurs. Il en est jusqu'à la sagesse de nos terroirs qui n'incite pas à faire vibrer les zygomatiques et invite même à rire jaune quand ce n'est pas sous cape. On conseille bien aux gens raisonnables d'écouter ceux qui les font pleurer plutôt que ceux qui les font rire. Ce dicton prête un peu à rire car il ne prend pas en compte cette maxime française qui veut que les conseilleurs ne soient pas les payeurs. Il y a aussi ce dicton algérien qui exhorte la bouche à rire des malheurs de son propriétaire, manière détournée de pleurer sur son sort. Les Algériens disent aussi que celui qui rit des infortunes des autres en connaitra à coup sûr. Plus qu'un mauvais présage, le rire a ici une valeur prémonitoire et le poids d'un mauvais présage. Version algérienne de l'adage français «rira bien qui rira le dernier». La raison arabe et la sagesse algérienne, exhortent à rire avec modération, à être économe de sa joie, surtout de ne point rire sans raison valable. On dit bien que le rire sans raison procède d'une mauvaise éducation et rend son auteur passible d'une sérieuse correction. A écouter la sagesse et à entendre la raison qui ne prennent pas au sérieux le rire, on serait tenté de croire que l'Algérien est une face de carême perpétuelle, un renfrogné permanent et un constipé chronique. Ca n'a pas été toujours le cas même si ce rieur parcimonieux n'a jamais été un adepte forcené de la devise «pour le meilleur et pour le rire». Les textes, notamment la littérature, ne nous disent pas si nos ancêtres étaient de francs rigolards qui se bidonnaient sérieusement en se foulant la rate, au moins cinq fois par jour. En revanche, sous la colonisation, et durant les deux premières décennies socialistes de l'Indépendance, nos compatriotes, qui n'étaient pas alors des pète-sec, savaient rire de leurs turpitudes, de leurs petites misères et, surtout, de la bêtise, de la médiocrité et de la concussion de leurs dirigeants. Les pénuries de tout genre rythmaient leurs vies mais l'air était vivifiant et leur humour florissant. La scène nationale bruissait de blagues de bon humour et de rumeurs de bonne humeur. Elle avait notamment des humoristes et des comédiens qui savaient rire et faire rire. Des artistes qui traitaient le rire avec le respect du à la vie, dans la stricte observance de la recommandation du philosophe Henri Bergson. La seule comique femme est un homme ! Ces messieurs, car il n'y avait toutefois pas de dames du rire sur scène, savaient que si léger soit-il, le rire est quelques chose de vivant qu'il fallait aborder avec sérieux et gravité. C'est pour cela que les Rachid Ksentini, Mohamed Touri, Mahieddine Bachtarzi, Hassan El Hassani dit l'homme à la vache (Boubagra), Hamid Lourari, alias Kaci Tizi Ouzou, Ahmed Ayad plus connu comme Rouiched et bien d'autres comme l'Inspecteur Tahar, le regretté Hadj Abderrahmène, savaient faire rire. D'un rire gai, intelligent. Un esclaffement qui parlait à l'esprit, au cœur et à la rate, pas à la panse et au bol fécal comme un certain humour de l'Algérie du beggarisme culturel et de la visqueuse médiocrité cathodique des ramadhans qui se suivent et se ressemblent toujours, cruellement. Ces artistes rieurs n'étaient pas risibles et, fort heureusement, n'étaient pas les seuls à se gondoler sur scène et à tordre de rire leurs compatriotes auxquels ils servaient des bols de franche hilarité. Pas le rire chorba, cette soupe à la grimace insipide que l'incomparable ENTV sert tous les soirs de ramadhan comme un brouet infâme préparé dans les cuisines grasses de la Djemaï Family. En ces temps là, où on savait faire risette, blaguer, glousser sans se trémousser, d'autres humoristes de bon aloi et de talent faisaient se marrer leurs coreligionnaires et pas seulement les soirées post-chorba. On n'oublie pas donc Sid-Ali Fernandel, Ammar Ouhadda, Cheikh Noureddine, Mohamed Kahlaoui, Ahmed Kadri, ce rond-de cuir de la wilaya d'Alger qui se transformait en Krikèche, dont les simagrées de clowns faisait pleurer de rire dans les chaumières algéroises. Même durant les années chadlistes, celles du PAP, le programme anti-pénuries, des campagnes d'assainissement moral et de la chute drastique des revenus pétroliers, on savait encore rire. Ces années furent celles des deux frères Hilmi dont le rire de Souk El Fellah apparait aujourd'hui chaplinesque comparé à l'humour hrira samta des soirées d'après ftour. Il y avait aussi le clown Hdidouane, moins connu comme Mohamed Yikache et surtout Mma Messaouda, qui s'appelle Hamza Foughali. Même en ces temps de socialisme déclinant, on pouvait encore rire même si les ficelles de la blague étaient un peu grosses. Le rire était encore épais mais pas encore gras comme celui d'aujourd'hui. Ah, paradoxalement, ce sont ces années de chadlisme débonnaire, bureaucratique mais finalement réformateur qui ont enfanté le père du One man show algérien, un certain escogriffe d'Azzefoun, un dénommé Mohand Saïd Fellag, qui fut à l'explosion de l'humour en solo sur scène, ce que les fellagas de l'ALN furent aux embuscades dans les montagnes kabyles et aux attentats à la bombe dans les villes. Une révolution. Docteur du rire médecin, ce dramaturge né, cet angoissé perpétuel chez qui le rire est amour, a explosé tel un cocktail Molotov dans Cocktail Khorotov et dans Sos Labès, ce cri du cœur lancé pour dire au secours ça va bien dans un pays qui allait de plus en plus mal. Mohamed, avant de prendre sa valise pour voir si le rire était plus vert ailleurs, faisait rire là où ça faisait mal. La fantaisie comique, signe de bonne santé de la société L'artiste, ce Kabyle de Bab El Oued chez qui il y avait un chouia de Rouiched, un peu de Charlie Chaplin, un zeste de Buster Keaton, une pincée de Carlo Goldoni et une poignée de poudre de Dario Fo, réussissait à provoquer le rire dur des Algériens. Un rire douloureux mais cathartique. Comme le sien qui l'empêchait de ne pas se suicider. Et, dans les temps post-Chadli, années rouge du terrorisme, Tchop le clown, alias Moh Rochambeau de la rue éponyme à Bab El Oued, remplaçait les bombes terroristes par des explosions de rire. Des explosions qui font péter aujourd'hui les scènes de France, de Navarre et de l'ailleurs dans le monde. Et, bénédiction des dieux de la scène et des esprits du proscenium, le dernier chameau du théâtre algérien a fait des petits dans son pays. Ils s'appelle, entre autres, Abdelkader Secteur, l'allumé du stand up, Mohamed Mihoubi, cousin oranais de Fellag, El Hefnaoui, le Sofiane Attya de Bordj Bouarreridj, Hakim Zelloum, Ali Djilali Bouzina, Mohamed Khassani et Samir Bouanani. Et sur le Net où il fait un buzz du tonnerre de Web, Brahim Hmida, dit Irbane Irbane, alias morceau, morceau, fait un malheur avec ses vidéos piratées et parodiées qui défendent l'Algérie avec un humour intelligent. Une dérision qui galvanise les siens, comme lorsqu'il a contribué par ses détournements de sens et d'objet, à mobiliser les footballeurs de l'équipe d'Algérie contre l'Egypte en éliminatoires de Coupe du monde. Qu'on rit beaucoup, peu ou pas du tout, en Algérie, le rire reste une affaire d'hommes. Dans la vie comme sur scène. Car le rire de la femme, précisément en public, est considéré comme une partie intime interdite au regard concupiscent des hommes. La preuve, il n'y a pas de femmes comiques, du moins une artiste qui aurait fait du rire sa vocation et sa profession. D'ailleurs, Mma Messaouda, cette mama oranaise, qui rappelle par son accoutrement et sa gestuelle la Madame Serfaty de l'inoubliable Elie Kakou, est un homme et un macho du meilleur cru oranais. Même aujourd'hui, le seul personnage féminin comique de la scène algérienne, celui de la série Djemaï Family est affublé d'un nom d'homme par un scénariste misogyne. Elle s'appelle d'ailleurs Khalti Boualem, une tante virilisée et dopée aux testostérones par un réalisateur aussi machiste que l'auteur du scénario. On le voit bien, la fantaisie comique ou son absence, renseignent sur les procédés de travail de l'imagination humaine, particulièrement de l'imaginaire social et populaire. Dis moi si tu rigoles, comment, de quelle façon et à quel sujet, et je te dirais qui tu es. Les Algériens rient mais pas beaucoup et pas tout le temps. Certes, comme le dit Didier Erasme, rire de tout ce qui se fait ou se dit est sot, ne rire de rien est imbécile. Mais tout de même ! Alors, en ces temps de terrorisme qui perdure, de réformes politiques qui tardent à venir, de crise économique qui dure et de médiocrité intellectuelle qui ne carbure pas au rire, on doit se rappeler Henri Bergson qui a eu raison de dire que la seule cure contre la vanité, c'est le rire, et la seule faute qui soit risible, c'est la vanité. Et, surtout, se rappeler à la suite du philosophe Alain, qu'il n'y a qu'un pouvoir, qui est militaire. Et que les autres pouvoirs font rire et laissent rire. Particulièrement en Algérie. N. K.