Photo : S. Zoheir Par Fodhil Belloul Jeudi dernier, la Tribune clôturait son cycle de conférences entamé depuis le début du mois sacré. Le conférencier, Dr Ahmed Djebbar, venait couronner l'effort de pensée des précédents tribuns, en évoquant les relations entre la production scientifique et les sociétés en pays d'Islam. Professeur émérite d'histoire des mathématiques à l'Université de Lille, spécialiste de l'histoire des mathématiques arabes médiévales, ancien ministre de l'Education nationale, Dr Ahmed Djebbar est aussi une voix et un visage que l'on découvre où redécouvre que très récemment à la Radio et à la Télévision, avec deux émissions : «Une histoire de la science arabe sur la troisième chaine radio», et «Ouléma Fi Ardh El Islam» (Les savants en terre d'Islam) diffusée à l'ENTV. S'attarder sur le curriculum vitae de notre invité, évoquer ses nombreux travaux, nécessiterait sans doute bien plus de lignes, mais il n'est pas inutile d'en rappeler les plus importantes, elles pourraient nous éclairer sur son propos. En effet, voilà un scientifique, un mathématicien, homme politique par le passé, qui s'adresse par différents canaux à des groupes sociaux. Cette manière dynamique et vivante de circulation du savoir, dans les deux sens, c'est-à-dire allant du scientifique, de l'élite, vers la société, ou encore, par la demande générée par la société elle-même ; c'est ce que nous tentons de faire à la Tribune, cette position du conférencier fut à une époque très étendue, de quatre siècles de l'histoire de la science de terre d'Islam, du VIIIe siècle Omeyade au royaume d'Al Andalous et ax dynasties du Maghreb, des plus fécondes, et on serait tenté de dire, qu'à l'écoute de l'exposé d'Ahmed Djebbar, ces relations nous paraîtrons inédites.Pour Ahmed Djebbar, parler de production scientifique en terre d'Islam nécessite avant toute chose d'évoquer la spécificité de l'exercice du pouvoir à ces époques : la conquête et l'expansion sont imposées uniquement par le politique et l'économique, autrement dit les substrats culturels et religieux déjà présents ne sont pas objet de répression, ils sont «vivants et influents», la preuve en est la tolérance vis-à-vis des autre confessions, avec, bien sûr ,des degrés différents pour les religions monothéistes et les pratiques païennes. Ahmed Djebbar poursuit en posant un autre préambule : son objet d'étude, la production scientifique en terre d'Islam, et l'attitude des hommes de science furent, à l'image des pouvoirs en place, des modernismes ou conservatismes en vigueur. Le savoir obéit à une dynamique dans laquelle entre en jeu d'autres aspects, sociologiques, des aspects inhérents à l'histoire des mentalités, aux pratiques culturelles et cultuelles. C'est dire que la science s'est développée en réponse à des problèmes et besoins émanant de la société elle-même. La production scientifique serait donc un indice des plus précieux pour comprendre le comportement de ces sociétés. Il s'agit pour le mathématicien, d'un comportement démocratique de l'activité scientifique en s'ouvrant à la société. Alors que la science en elle-même est antidémocratique, c'est-à-dire que la production et les débats scientifiques ne sont que l'affaire d'une élite. Ce sont les deux chapitres évoqués par le Dr Ahmed Djebbar. Concernant la société, les sciences appliquées ont tenté de répondre à des questions allant de pratiques cultuelles, à l'exemple des horaires des prières, du calcul des mois lunaires, ou encore des problèmes mathématiques posés par la question de l'aumône légale retardée. Les scientifiques ont aussi répondu à des problèmes posés par des domaines illicites ou réprouvés, selon la catégorisation des théologiens, l'astrologie, la question de la dissection post-mortem pour la médecine, la fermentation des boissons pour la chimie. En donnant des exemples aussi détaillés, Dr Ahmed Djebbar voulait attirer notre attention sur un aspect fondamental : l'activité scientifique ne fut à aucun moment «dictée par décret», c'est-à-dire imposée par l'avis des théologiens. L'explication est très simple : les hommes de religion et les philosophes se contentaient de faire des recommandations pour la simple raison qu'en Islam il n'existe pas de clergé. Le développement des sciences durant ces 4 siècles, d'une manière plus impressionnante au XI siècle, s'est fait à un moment où le miracle de la révélation et le dogme étaient complètement établis, il s'agissait à cette époque, d'un effort commun de construction d'un empire, d'une civilisation, donc d'une diversité d'opinions et de confrontations des plus libres. Cette confrontation fut aussi au cœur de l'élite, Dr Ahmed Djebbar s'étant longuement attardé sur les plus célèbres. Citons pour exemple celui opposant Ibn Sina à Al Bayrouni concernant la géométrie euclidienne. Dr Ahmed Djebbar, dans une conférence fleuve de plus de trois heures, a surtout voulu établir un parallèle entre deux époques, confrontation féconde et non défaitiste. Son propos ainsi que sa position d'homme de science, ces émissions, visent aussi à démontrer qu'un homme de science est «aussi un homme comme tout le monde», manière subtile qu'a eu le ministre de déplorer la manière dont les grands hommes de sciences sont présentés à nos enfants : des surhommes figés dans leur passé, ayant produit une science uniquement dictée par la volonté éclairée et parfois messianiques des hommes de religion et d'Etat. Il serait sans doute grand temps d'en comprendre les conséquences, et d'écouter plus sérieusement la société.