Pour toute une série de raisons géopolitiques, l'Occident est peu enclin à se frotter au dictateur syrien Bachar el-Assad, qui aurait d'ores et déjà tué 1 100 personnes et emprisonné et torturé 10 000 autres. Il apparaîtra d'abord peut-être toujours comme un «réformateur», même après avoir massacré son peuple. Les snipers de cet ophtalmologiste de formation, qui a étudié à Londres, ont beau tirer dans les yeux des petites filles, ce dernier est, allez savoir pourquoi, encore considéré comme l'unique artisan de la paix entre Israéliens et Palestiniens. Et puis l'économie du pays est comparable à celle de la ville de Pittsburgh.Autre raison qui explique cette réticence à affronter le barbarisme de Bachar el-Assad : la méconnaissance de ses opposants. Alors qu'en Egypte, les balais de la place Tahrir ont laissé place à des églises brûlées et des mosquées soufies détruites, on comprend que Washington hésite à demander le départ d'un autre tyran du Moyen-Orient avant de savoir qui va prendre sa place. Qui dit désillusion dit realpolitik. Qui sont les opposants syriens ? Sont-ils laïcs ou islamistes ? Ont-ils un plan d'action, en supposant qu'on leur propose de l'aide ? La Société Henry Jackson (le think tank pour lequel je travaille : il est basé à Londres et s'occupe de politique étrangère) a passé ces dernières semaines à enquêter sur l'opposition syrienne et à discuter avec ses personnages clés dans six des principales villes insurgées. Tout porte à croire que cette révolution est la plus libérale et la plus pro-Occident de tous les soulèvements du printemps arabe. C'est aussi celle qui est la moins soutenue par l'Occident, et c'est une tragédie.Les manifestations syriennes ont commencé le 15 mars. Environ 40 personnes, galvanisées par les révoltes tunisienne et égyptienne, se sont rassemblées dans la vieille ville de Damas, scandant «Dieu, la Syrie, la liberté – et c'est tout». A l'origine, la rue demandait juste des réformes. Mais Bachar el-Assad a répondu d'une manière très violente à cette première manifestation civique spontanée survenue en 30 ans. (Bien sûr, il a accusé tout le monde d'avoir manigancé la rébellion, du Mossad israélien aux «salafistes» et, comme tous les tyrans ébranlés, il a proposé des «réformes» insignifiantes.) Des dizaines de milliers de personnes dans des villes de premier rang comme Deraa, Homs, Baniyas et Lattaquié ont ensuite rejoint les manifestations. Les agents de la répression étaient, et sont toujours, les moukhabarats et des miliciens fidèles au régime, les chabbiha – ils ont mené en Syrie le type de raids «maison par maison» dont Mouammar Kadhafi avait brandi la menace en Lybie.Les ambulances transportant des civils blessés sont arrêtées alors qu'elles les conduisent dans les hôpitaux, les patients sont sortis des brancards, torturés encore et emprisonnés. Le 1er juin, l'ONG Human Rights Watch a publié un nouveau rapport intitulé «Nous n'avons jamais vu pareille horreur». Elle décrit la sanglante répression baathiste: «des passages à tabac prolongés avec des matraques, des câbles tordus et d'autres dispositifs; des électrochocs administrés par des Taser et des bâtons électriques; l'utilisation de ‘grils' improvisés en métal ou en bois», et aussi de matraques pour violer des hommes. La semaine dernière, un nouveau et puissant symbole de la révolution a émergé: «l'enfant martyr» Hamza al-Khatib, un garçon de 13 ans enlevé le 29 avril lors d'une manifestation à Jiza, un village près de Deraa. Il a été brulé, lacéré, on lui a tiré dessus et coupé le pénis. Son corps a été rendu à ses parents qui ont dû, en échange, promettre de garder le silence sur ce qui s'était passé. Promesse qu'ils n'ont pas tenue. Le père d'Hamza a été arrêté après avoir diffusé une horrible vidéo post-mortem du garçon, mais le tollé a été tel au sein de la population qu'il a même rendu Bachar el-Assad nerveux.Ces dernières semaines, les manifestants ont dû agir sans Internet et sans ligne téléphonique, à cause de l'interdiction des moyens de communication imposée par l'Etat. N'empêche que le niveau de coordination est impressionnant et que opposants partagent le même objectif. L'un d'entre eux, basé à Damas, nous disait fin mai : «Vous voulez les noms de ceux que l'Occident pourrait soutenir? Il me faudrait vous donner les noms de tous les Syriens, parce que c'est une révolution du peuple.» Cette révolte demeure toutefois à la base relativement spontanée; un porte-parole à Douma expliquait que la seule décision prise de façon centralisée était le choix de celui qui filme et diffuse les vidéos des manifestations. «Des salariés de grandes compagnies informatiques nous donnent aussi des idées pour contourner les mesures de sécurité imposées par le régime.»De ces initiatives du peuple n'a pas tardé à émerger une plateforme plus organisée. On s'en est d'abord rendu compte après le massacre du «vendredi saint» du 22 avril, quand 112 personnes ont été tuées en quelques heures: des entités se faisant appeler «comités de coordination locale» ont en effet vu le jour dans les principales villes et diffusé un communiqué suite à la répression. Leurs demandes étaient les suivantes : - La fin de la torture, de la violence et des exécutions extrajudiciaires - Un média libre et transparent pour remplacer le système contrôlé par l'Etat - Que l'Etat reconnaisse sa responsabilité dans les violences - La libération de tous les prisonniers politiques - Des élections libres et justes pour le parlement national (l'Assemblée du Peuple) et les conseils municipaux - Une justice indépendante - Des dédommagements pour les exilés politiques - Que la constitution syrienne soit amendée pour faire du pays une «société multinationale, multiethnique et religieusement tolérante» Une opposition démocrate et libérale Les six opposants auxquels nous avons parlé en Syrie voyaient tous la révolution comme une aventure unitaire du point de vue confessionnel et tribal. Le sectarisme, nous ont-ils dit, était le fait de Bachar el-Assad. Même les kurdes ont manifesté sous le drapeau syrien, chose difficile à imaginer ces dernières années. Le fait que le 27 mai ait été rebaptisé «vendredi Azadi», vendredi de la liberté en kurde, souligne la solidarité qui existe entre les arabes syriens et cette minorité longtemps oppressée. A Hama, quatrième ville de Syrie, l'opposition nous a assuré que les chrétiens s'étaient joints aux prières du vendredi à la Grande mosquée de la ville. «Druzes, sunnites, alaouites et kurdes – nous ne nous arrêterons jamais», a déclaré de son côté notre interlocuteur à Homs, dans l'ouest de la Syrie.Une semaine après la publication du communiqué des comités de coordination, une organisation parapluie a vu le jour, «l'Initiative nationale pour le changement». Elle a été fondée par trois exilés syriens: Radwan Ziadeh, directeur et fondateur du Centre de Damas pour les études sur les droits de l'homme, basé à Washington; Ausama Monajed, responsable des relations publiques du Mouvement pour la justice et le développement, basé à Londres; et Najib Ghadbian, professeur de science-politique à l'Université de l'Arkansas. Radwan Ziadeh m'a envoyé la version anglaise du communiqué fondateur de l'organisation, intitulé «Une transition pacifique vers la démocratie».Ce texte, signé par 150 opposants à la fois en Syrie et en exil, reprend les demandes des comités de coordination mais évoque aussi la manière dont la Syrie peut passer de la dictature totalitaire à la démocratie pluraliste. Il réfère explicitement aux modèles d'Europe de l'Est, d'Amérique Latine et d'Afrique du Sud.La priorité, c'est de convaincre l'armée syrienne de rejoindre l'opposition et de former un gouvernement d'intérim. De nombreux soldats syriens ont déjà tenté de déserter après avoir refusé d'obéir aux ordres et de tirer sur des civils non armés. Une fosse commune aurait d'ailleurs été récemment creusée et les corps de tels soldats y auraient été déposés. D'autres se sont enfuis au Liban mais ont été livrés à la Syrie, où ils risquent d'être torturés, emprisonnés, exécutés.L'Initiative nationale pour le changement (INC) insiste particulièrement sur deux personnages clés de l'armée syrienne: le ministre de la Défense Ali Habib, qui a commandé le contingent syrien de la coalition militaire internationale pendant la première guerre du Golfe, et le général Daoud Rajha, le chef d'état-major. Mais Ali Habib figurant sur une liste de responsables syriens récemment sanctionnés par la Maison blanche pour leur implication dans l'oppression menée par le régime, il est certainement désormais impossible pour lui d'incarner la transition. N'empêche, l'armée syrienne demeure le bon endroit pour dénicher des indépendants – les officiers sont pour la plupart sunnites, et non pas alaouites comme Bachar el-Assad et son clan. Un opposant de Deraa nous disait que l'armée était plutôt vue par le peuple comme un pigeon du régime que comme une extension idéologique de celui-ci : «L'armée ne comprend pas ce qui se passe. Elle pense que nous sommes armés et travaille pour les shabbiha et les forces de sécurité. Nous avons commencé à entendre parler de divisions en son sein et au fil du temps elles se multiplieront, parce que vous ne pouvez pas faire la guerre aux salafistes dans toutes les villes et ne pas être en contact avec votre famille ou le monde extérieur pendant plusieurs mois. A un moment quelqu'un [de l'armée] dira : ‘‘C'en est assez ! Tout cela doit cesser''.»Selon la feuille de route de l'INC, celui qui dirigera le gouvernement de transition supervisera l'élaboration d'une constitution intérimaire, organisera les élections présidentielle et parlementaires, et professionnalisera les services d'intelligence et de sécurité de l'Etat en en «les transformant en des organes chargés de protéger les populations plutôt que le régime». Les quatre unités existantes de ces services seront fusionnées en deux entités, pour éliminer la concurrence entre les agences et montrer que le temps de l'omniprésence de la police d'Etat est révolu. Il y aura aussi des procès pour tous les responsables des forces de sécurité impliqués dans des tortures ou des exécutions extrajudiciaires.Le parti Baas, le seul à avoir le pouvoir «révolutionnaire» selon la vieille constitution, sera dissout. Les propriétés et les fonds du parti provenant de l'argent public retourneront dans les caisses de l'Etat. Il ne devrait d'ailleurs pas rester grand-chose du parti si Bachar el-Assad tombe, de nombreux baathistes ayant déjà démissionné pour protester contre la brutalité du régime et étant actuellement percutés, comme les opposants ordinaires. Le chef du parti Baas de Deraa a par exemple été arrêté et torturé. Et les islamistes ? Il y a peu d'islamistes parmi les opposants. Comme le dit le proverbe, «la politique fait de drôles de couples, m'expliquait Ammar Abdulhamid, un porte-parole de l'opposition basé dans le Maryland. Les dirigeants occidentaux doivent comprendre une chose: si les islamistes ne peuvent pas être exclus de la scène politique syrienne, ils ne peuvent pas non plus la dominer».Souvenez-vous que les Frères musulmans en Syrie ont été en grande partie décimés par Hafez Assad en 1982 lors du massacre d'Hama, durant lequel la politique de la terre brûlée a été pratiquée et au moins 10 000 personnes ont été tuées. Les Frères musulmans sont en outre interdits dans le pays depuis longtemps : l'adhésion au mouvement, forcément secrète, n'était donc pas chose facile. Tous les opposants avec qui nous avons discuté sur le terrain nous l'ont dit, les islamistes ne dirigent pas la protestation, ils n'attendent pas non plus leur heure. Remarquez que dès la deuxième semaine de manifestations, le slogan suivant étant scandé: «Non à l'Iran, non au Hezbollah. Nous voulons des musulmans qui craignent Allah.»Les Gardiens de la révolution iranienne ont été accusés à la fois par la Maison blanche et le peuple syrien d'aider Bachar el-Assad à orchestrer la répression. Deux de leurs chefs ont été sanctionnés par les Etats-Unis pour leur rôle en Syrie. Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah au Liban, a sans surprise exprimé publiquement son soutien à Bachar el-Assad, son protecteur de longue date, éloignant ainsi encore davantage le Parti de Dieu du peuple syrien. La plupart des recommandations de l'INC ont été reprises lors de la Conférence syrienne pour le changement, qui a réuni quelque 300 opposants dans la station balnéaire d'Antalya, en Turquie, du 31 mai au 3 juin. Trente et un délégués ont été élus au comité exécutif d'un «conseil consultatif» pour représenter le peuple syrien dans son intégralité. Admettant peut-être l'illégitimité d'Ali Habib, le conseil a estimé que le vice-président syrien Farouk al-Sharaa était le nouveau favori pour mener la transition. La manière dont les Frères musulmans et les islamistes présents ont été forcés d'accepter l'idée d'une «démocratie laïque» est particulièrement intéressante. Comme l'explique Joshua Landis, directeur du Centre d'études pour le Moyen-Orient de l'Université d'Oklahoma, «ils ont résisté une grande partie de la journée mais ont finalement cédé à la 11e heure. Nous n'avons pas de déclaration concernant cette ‘‘laïcité'', mais [les Frères musulmans] ont accepté de ne pas contester la séparation de la religion et de l'Etat dans le communiqué final de la conférence».C'est important. Cela ne veut pas dire que les islamistes syriens ne représentent pas une menace pour l'opposition ou pour tout gouvernement qui pourrait émerger si Bachar el-Assad était chassé. Mais cela montre leur faiblesse politique par rapport à celle de leurs frères en Egypte et en Tunisie. Les déclarations rassurantes des non-islamistes sur la composition de l'opposition pourraient n'être que rhétoriques, mais leurs victoires dans les marchandages pour le pouvoir prouvent la consistance de leur discours. Que peuvent faire les Etats-Unis dans tout cela ? Outre une obligation morale de venir en aide au peuple syrien, Washington a l'opportunité de soutenir le conseil consultatif alors que celui-ci est encore largement à l'écoute des intérêts américains. Laissons l'Iran, la Russie et le Hezbollah commettre l'erreur de ne pas se montrer solidaires. Faire cause commune est d'autant plus urgent que les Syriens ne demandent pas à l'Occident d'intervenir militairement – du moins pas encore. La Maison blanche a seulement besoin d'apporter un soutien rhétorique non équivoque, ainsi que son aide matérielle – en fournissant des ordinateurs portables cryptés, des téléphones satellites et des cartes SIM pour contrer le black-out médiatique imposé par Bachar el-Assad.Hillary Clinton a déclaré le 2 juin que la légitimité de ce dernier était «presque épuisée». On se demande bien ce qu'il faut pour qu'elle le soit complètement. Pendant ce temps, une alternative viable aux escadrons de la mort de Bachar el-Assad est en train de prendre forme et cherche des amis qui pourraient un jour devenir des alliés. M. W. * Michael Weiss est le directeur de la communication de la Société Henry Jackson, think tank basé à Londres qui promeut la géopolitique démocratique. Il est aussi porte-parole de Just Journalism, un site qui analyse la couverture médiatique d'Israël et du Moyen-Orient au Royaume-Uni.