La Tirbune : Les participants au colloque international sur l'informel ont globalement lié la propagation de l'informel à la bureaucratie. Qu'en pensez-vous ? Youghourtha Bellache : La bureaucratie n'est qu'un des facteurs à l'origine du développement de l'informel. Le secteur informel est un phénomène complexe et fortement hétérogène qui tire sa source de plusieurs facteurs. Outre les entraves bureaucratiques liées à la création et au fonctionnement des entreprises privées et qui sont à l'origine du non-enregistrement de bon nombre de celles-ci, qui choisissent ainsi d'opérer dans le secteur informel, il existe d'autres facteurs, démographiques et socio-économiques, conjoncturels et structurels, qui expliquent le développement de ce secteur.Concernant le facteur démographique, en dépit du phénomène de transition démographique entamé à partir de la moitié des années 1980, l'on assiste, ces dernières décennies, à un accroissement de la population en âge de travailler (15-60 ans) plus important que celui de la population totale ; cela induit une forte pression sur le marché du travail formel dont les capacités d'absorption s'avèrent très limitées par rapport aux flux importants de main-d'œuvre qui s'orientent ainsi vers le secteur informel.Le décrochage scolaire contribue également à alimenter ce secteur. Des milliers d'enfants quittent chaque année le système éducatif dont une grande partie trouve refuge dans le secteur informel qui leur permet ainsi de gagner un revenu complémentaire, voire principal, si nécessaire aux ménages pauvres auxquels ils appartiennent. Selon le représentant de l'Unicef à Alger, environ 300 000 enfants travaillent en Algérie et souvent dans des conditions difficiles, au mépris de la législation internationale du travail qui interdit le travail des enfants.Sur le plan économique et social, les mesures libérales, entreprises dans le cadre du programme d'ajustement structurel (PAS), imposé par le FMI à l'Algérie durant les années 1990, à travers ses effets directs sur le tissu économique et le marché du travail (dissolution de plus de 800 entreprises publiques et licenciement de près de 600 000 travailleurs) et sur le niveau de vie des ménages, ont fortement contribué à alimenter les effectifs du secteur informel. Celui-ci a servi, dans ce contexte, de soupape de sécurité non seulement aux milliers de travailleurs victimes de licenciements économiques mais aussi aux millions de salariés dont le pouvoir d'achat s'est fortement érodé durant cette période et qui ont trouvé dans ce secteur un moyen de gagner un revenu complémentaire en s'adonnant à la pluriactivité.Enfin, le développement du secteur informel s'explique aussi et dans une large mesure par des facteurs économiques structurels, liés à la structure particulière de la microentreprise qui représente la forme dominante de l'entreprise privée (95% de l'ensemble des entreprises privées en Algérie). Compte tenu de la faiblesse du revenu du micro-entrepreneur, liée à la fois à l'irrégularité de la demande et à la faiblesse de son capital humain qui limitent les capacités de gestion, celui-ci, pour s'assurer un revenu suffisant et pérenniser ainsi son activité, contourne totalement ou partiellement la réglementation socio-fiscale.
Jusqu'à présent, aucune estimation ni définition n'ont été faites de ce secteur en Algérie. Pourquoi à votre avis ? Dire qu'il n'y a pas eu d'estimation ni de définition du secteur informel en Algérie est inexact. D'abord, il faut souligner que la définition de l'objet conditionne sa mesure et sa quantification. Concernant la définition de l'informel, il faut rappeler que depuis l'invention du concept de secteur informel et sa popularisation par le BIT en 1972 à l'occasion de la publication de son rapport sur l'emploi au Kenya, qui a révélé au grand jour le caractère massif et structurel de l'emploi informel, nous avons assisté à une multiplication d'études et d'enquêtes statistiques sur ce secteur.En Algérie, l'informel a fait l'objet, depuis la moitié des années 1980, suite à l'expansion remarquable des activités informelles, de quelques tentatives de mesure. La taille de celui-ci diffère d'une étude à une autre, parfois dans des proportions considérables, en fonction de l'approche utilisée (directe ou indirecte), des critères de définition retenus et des sources statistiques mobilisées. Au-delà des résultats disparates de ces évaluations, celles-ci mettent en évidence l'ampleur et la progression de l'emploi informel dans l'économie qui est passé de 19,5% de l'emploi total non agricole en 1977 à 25,6% en 1985 ; 32,9% en 1992 et 41,3 au cours de la décennie 2000. Cette dernière estimation de l'emploi informel faite par le BIT est sensiblement équivalente à celle que nous avons obtenue en utilisant les données de l'enquête ménages que nous avons réalisée en 2007 dans la wilaya de Béjaiïa (43%). Mais, les estimations de l'économie non observée (ENO) sont rarissimes.
Se référant à l'enquête que vous avez réalisée à ce sujet, quelles sont, selon vous, les facteurs qui encouragent l'informel ? Et quelles sont les couches de la société qui recourent le plus souvent à ce secteur ? L'enquête sur le secteur informel que nous avons réalisée dans la wilaya de Béjaïa en 2007 auprès de 522 ménages (soit près de 1000 actifs occupés) a permis, d'une part, de cerner les caractéristiques saillantes des actifs impliqués dans le secteur informel et, d'autre part, d'identifier les facteurs qui favorisent l'accès des individus à ce secteur.Les individus qui opèrent dans les différents segments du secteur informel sont globalement jeunes et peu qualifiés dont une forte présence des femmes particulièrement dans le segment du travail indépendant. Ces jeunes exercent essentiellement des activités indépendantes particulièrement dans le commerce (vendeurs de rue ou sur le marché), le BTP et les services notamment les services à la personne (réparation en tous genres, coiffure, gardiennage de voitures…). Les femmes représentent, selon les données de l'enquête, plus d'un tiers des microentrepreneurs informels et leur activité relève essentiellement du travail à domicile, qui constitue ainsi un segment important du secteur informel. Il s'agit essentiellement des activités de prestation de services exercées par de jeunes femmes, célibataires et disposant d'une formation professionnelle, et d'activités de transformation exercées par des femmes plutôt âgées, mariées et sans instruction. Les couturières vendent leurs produits directement pour les particuliers, et les fabricantes de produits alimentaires font essentiellement de la sous-traitance pour les commerçants formels.Concernant les facteurs qui favorisent l'informel, outre les facteurs macroéconomiques évoqués précédemment, il existe des facteurs microéconomiques liés aux caractéristiques sociodémographiques et éducatives des individus et à celles des unités de production et qui favorisent l'accès au secteur informel. Ces déterminants de l'informalité diffèrent selon le statut dans l'emploi. Pour les entrepreneurs, les facteurs qui favorisent l'accès au secteur informel concernent globalement le jeune âge des actifs, leur faible capital humain, la petite taille de l'unité de production qui permet de rester presque invisible aux yeux de la loi et enfin le lieu spécifique de l'activité, c'est-à-dire le fait d'exercer son activité dans la rue, à domicile ou sur chantier accroît sensiblement la probabilité d'être dans le secteur informel.Pour les salariés, la probabilité d'être informel est plus élevée chez les individus célibataires, ayant un faible capital humain et qui opèrent dans les secteurs de services et de BTP. Il y a aussi le facteur genre qui intervient dans la mesure où la probabilité d'être salarié informel est plus élevée chez les femmes que chez les hommes.Cette forte présence des jeunes et des femmes au sein des actifs du secteur informel traduit en fait les difficultés d'insertion dans le marché du travail formel de ces deux catégories de la population active qui sont les plus touchées par le chômage comme en témoignent les enquêtes emploi de l'ONS (le taux de chômage des moins de 20 ans s'élève à près d'un tiers et celui des femmes avoisine les 20% de la population active).
Quelles leçons tirer, selon vous, des expériences présentées lors du colloque ? Je retiens de ce colloque trois éléments fondamentaux. Premièrement, le secteur informel en Algérie, en dépit de quelques études (universitaires et institutionnelles) qui lui sont consacrées, demeure un phénomène complexe, sensible et largement méconnu d'où sa confusion par certains avec des phénomènes relevant plutôt de l'économie souterraine, voire criminelle et la position ambivalente des pouvoirs publics à son égard. Deuxièmement, le caractère fortement hétérogène et nébuleux du phénomène qui a été souligné par la plupart des intervenants rend difficile son appréhension et sa quantification, d'une part, et conditionne les politiques publiques à son égard, d'autre part. Je note enfin la prise de conscience de l'importance du phénomène à la fois par les pouvoirs publics qui le voient désormais, suite aux manifestations récentes dans le pays et les événements du printemps arabe, comme un champ d'intervention politique et social et par les universitaires dont il commence à constituer un domaine d'étude privilégié.
L'approche de De Soto est-elle applicable à votre avis en Algérie ? L'approche institutionnaliste de De Soto est fondée sur le postulat selon lequel le développement du secteur informel, qualifié de secteur extra-légal, résulterait de l'excès de réglementation publique. En termes simples, ce sont les contraintes réglementaires et institutionnelles liées à la création et au fonctionnement des entreprises privées qui pousseraient les entrepreneurs à choisir le secteur informel et à opérer ainsi en dehors du cadre légal. Cette vision de l'informel, plus ou moins pertinente pour certains de ses segments notamment dans les pays où la bureaucratie et l'étatisme sont prégnants, me semble partielle pour le cas de l'Algérie dans la mesure où il existe d'autres facteurs plus déterminants à l'origine du développement du secteur informel. En effet, les principales études menées sur le sujet par des institutions internationales (Ocde, Banque mondiale) sont édifiantes à cet égard. L'un des principaux enseignements de ces études est que la principale contrainte à laquelle sont confrontées les entreprises privées et particulièrement les petites entreprises et qui les poussent à opérer en dehors du cadre formel est la contrainte économique et financière.Il faut rappeler aussi que les efforts déployés depuis la moitié de la décennie 2000 pour assouplir le cadre réglementaire et institutionnel des (microentreprises (assouplissement en 2007 des modalités d'inscription au registre du commerce par la réduction du nombre de documents, de 12 à 8, nécessaires à l'inscription au RC et la réduction substantielle des délais de délivrance du RC de 2 mois à 24 heures ; institution en 2007 d'un impôt unique forfaitaire (IUF) simplifié qui remplace l'IRG, la TVA et la TAP au profit des petites entreprises) n'ont pas eu l'effet escompté sur l'enregistrement des activités.
Comment basculer progressivement de l'informel vers le formel ? La raison d'être du secteur informel, comme déjà indiqué, tient à la fois à des facteurs structurels, réglementaires et conjoncturels. La croissance démographique, le niveau relativement élevé du chômage, affectant particulièrement les jeunes et les femmes, ainsi que la persistance des contraintes (économiques et financières mais aussi réglementaires et institutionnelles) pesant sur les entreprises privées vont encore contribuer au maintien, voire à l'extension du secteur informel. Compte tenu de sa fonction sociale notamment en cette période de transition économique et démographique, il appartient aux pouvoirs publics de concevoir et de mettre en œuvre une politique d'accompagnement de ce secteur pour l'intégrer progressivement, par des mesures incitatives, au cadre formel de l'économie. Cette politique qui doit s'appuyer sur un diagnostic exhaustif et pertinent du secteur doit toucher plusieurs volets. Ainsi pour inciter à la formalisation des activités du secteur informel, cette politique doit actionner cinq leviers : faciliter l'accès au financement pour les microentreprises par la mise en place par exemple d'institutions de financement adaptées à leurs spécificités ; faciliter l'accès au foncier par la mise à disposition des microentrepreneurs et artisans de locaux et terrains adaptés et à des prix préférentiels, faciliter l'accès à l'information et à la formation par des actions sensibilisation et d'information des microentrepreneurs notamment sur les avantages que procure la légalité ainsi que le développement de la formation au profit de ces acteurs informels en incitant par exemple à leur regroupement sous forme de système productif localisé et de nucleus qui favorisent l'apprentissage et la diffusion de l'information ; assouplir davantage le cadre réglementaire et institutionnel des microentreprises et enfin pour régler le principal problème auquel sont confrontées les microentreprises, à savoir le problème de débouchés, il y a lieu de faciliter à ces dernières l'accès aux marchés publics par la réforme du code des marchés publics et la promotion de la sous-traitance.