Il est des victoires qui sonnent comme des défaites. Le 10 mai 2012, le pouvoir algérien, tel Pyrrhus 1er d'Epire, qui a gagné sa bataille d'Héraclée en 280 av.J.-C., a remporté une victoire législative avec un coût qui pourrait être dévastateur pour le vainqueur. L'historien Plutarque raconte que Pyrrhus «n'avait aucun moyen d'avoir de nouvelles recrues (…) Tandis que, comme une fontaine s'écoulant continuellement de la ville, le camp romain se remplissait rapidement et abondamment d'hommes frais, pas du tout abattus par la défaite, mais gagnant dans leur colère une nouvelle force de résolutio, pour continuer la guerre.» Victorieux, Pyrrhus s'écria alors : «si nous devons remporter une autre victoire sur les Romains, nous sommes perdus.» Le 10 mai, le pouvoir a gagné une bataille de trop, car il a déjà perdu la guerre du changement démocratique pacifique. Tenez, par exemple, la défaite de l'islamisme, qui participe au Parlement et au gouvernement n'en est pas une. Ces islamistes participationnistes et gestionnaires sont les islamistes du pouvoir. Même s'ils sont considérablement discrédités, il en aura encore besoin, car il n'a aucun intérêt à les voir se refaire une virginité politique dans l'opposition. Même défait et déconfit, l'islamisme légaliste reviendra tôt ou tard au gouvernement, tel des crédits toxiques dans les circuits financiers. En même temps, il serait illusoire de croire que l'islamisme contestataire, interdit de politique et de représentation parlementaire, est vaincu définitivement. Ses voix sont dans l'abstention et nul ne sait, aujourd'hui, quel est l'influence réelle des différents oueds du courant salafiste, dont le FIS représentait le plus important affluent. Juste se souvenir que les islamistes tunisiens et égyptiens sont sortis de l'ombre et de la marge pour devenir la plus importante force politique. Tout compte fait, l'islamisme interdit de politique et de représentation parlementaire, le FFS, les trotskystes du PT et du PST, les autres groupes d'opposition, représentés ou non dans la nouvelle assemblée et la force silencieuse de la forte abstention n'ont pas perdu le 10 mai 2012. La défaite stratégique du pouvoir est déjà inscrite dans l'écrasante victoire du duopole FLN-RND, sa double vitrine politique. Pour le pouvoir, le vote du 10 mai 2012 a exprimé un refus démocratique de la démocratie. Un confrère algérois, dont la sagacité politique est constante, se demandait «si la victoire des partis du pouvoir allait conduire à un renforcement de l'aveuglement du régime ?» La réponse était déjà dans la question. Oui, on peut penser que le régime, interpréterait le vote comme une forte demande de continuité dans la stabilité, de continuité dans le changement de partition électorale jouée par le même orchestre politique. Oui, le pouvoir, qui aime s'auto-intoxiquer et se piquer à son propre jeu politique, verrait dans le vote un refus de changement démocratique. Dans le sens où il vaudrait mieux le statu quo rassurant de l'autoritarisme doux que les nouvelles démocraties tunisienne et égyptienne, par trop islamisées. En somme, il vaudrait mieux le régime algérien, à savoir une dictature sans dictateur. Une démocratie populaire sans démocrates. Un régime fort mais un Etat faible. Une république islamique, avec des islamistes de service, mais sans salafistes au pouvoir. Un système qui restreint les libertés, mais qui n'a plus de détenus d'opinion. Un ordre multipartiste, mais sans pluralisme politique. Un pouvoir prébendier, vivant de concussion, de prévarication et de corruption, mais redistributeur de rente pétrolière. Ce pouvoir, régénéré dans des urnes globalement probes et propres, aurait plutôt grand intérêt à penser que le vote, le bulletin blanc et l'abstention vont vite générer un profond sentiment de marginalisation de la majorité des Algériens, notamment les jeunes. Pis encore, le vote comme l'abstention comportent les germes d'une violence sociale à redouter. Le régime n'a donc pas intérêt a faire de la nouvelle APN le clone parfait de ses devancières, un instrument-alibi, une chambre d'enregistrement de textes conçus pour reconduire le statu quo et l'immobilité. Enfin, si Pyrrhus, c'est-à-dire le pouvoir, a vaincu sans péril et sans gloire le 10 mai 2012, le chef de l'Etat, lui, a déjà quelque peu perdu. Le 10 mai 2012 ne fut pas le 1er Novembre 1954, pas plus qu'un 5 juillet 1962. Le 10 mai 2012 n'est, en aucun cas, un mouvement de libération politique. Encore moins un mouvement d'émancipation démocratique. Le chef de l'Etat, auteur de tels crédos politiques, aussi lourds de sens que le shema hébraïque, les professions de foi chrétiennes ou la shahada musulmane, a déjà perdu la grande bataille des symboles philosophiques. Pour ne pas perdre la guerre du changement démocratique, il lui reste le choix des armes de la Constitution. Même si Pyrrhus, qui a su utiliser le cheval de Troie, maitrise à la perfection l'art de la ruse tactique et le billard à plusieurs bandes politiques, le chef de l'Etat, lui, a l'avantage décisif de pouvoir faire l'Histoire. Même s'il croit que «djnanou tab», c'est-à-dire que son verger est trop mûr pour lancer une vraie dynamique de mouvement, il a encore la possibilité d'impulser le changement et d'imposer l'ouverture. Opportunité unique et fenêtre de tir stratégique, la révision de la Constitution, qui relève de ses souveraines prérogatives, lui en offrira l'historique occasion. A condition qu'elle pose les premières pierres de la seconde république. Et a condition de ne pas la confier à la nouvelle APN de Pyrrhus, en lieu et place du peuple qui a voté et du peuple qui s'est abstenu le 10 mai 2012. N. K.