Pour convoquer la mémoire, notamment lorsqu'il s'agit de la reconnaissance du fait colonial, des crimes de la colonisation et du confiteor ad hoc, il faut parfois revenir au dictionnaire. La notion de repentance est alors mêlée de regret douloureux que l'on a de ses péchés, de ses fautes, et du désir de se racheter. Est-ce bien cela qui est demandé présentement à la France d'aujourd'hui ? Et si tel devait être le cas, quel serait donc son contenu et quel sens revêtirait-elle alors ? Le débat sur la question garde toute sa fraîcheur. En France, le refus de la repentance est porté à bout de bras par une forte pensée philocoloniale développée par l'influent courant de la non-repentance, représenté notamment par Pascal Bruckner, Max Gallo et Daniel Lefeuvre. Cette école philosophico-politique, qui a ses hérauts au sein de la représentation politique et de la société civile, a trouvé en la personne du président de la République française un adepte enthousiaste et intransigeant. Avec la foi d'un croyant engagé, Nicolas Sarkozy pense que la repentance est une «forme de haine de soi». C'est même «une mode exécrable» car «on ne demande pas aux fils d'expier la faute des pères». Et, dans l'esprit du chef de l'Etat français, «on ne réécrit pas l'Histoire dans le seul but de mettre la nation en accusation». Mais, est-ce bien là la question ou s'agit-il ici de l'expression d'une mémoire toujours à vif qui, sous prétexte de rejeter le «dolorisme» et le «masochisme occidental», refuse d'assumer sereinement le fameux «fardeau de l'Homme blanc» ? Les pays colonisés, dont l'Algérie qui a pâti le plus de la colonisation, n'ont jamais été dans une approche foncièrement culpabilisante de l'ex-puissance coloniale. Les anciennes colonies de confession musulmane, elles, peuvent même exciper de l'argument religieux qui veut qu'«aucune âme ne portera le fardeau d'autrui, et qu'en vérité l'homme n'obtient que le fruit de ses efforts» (sourate 62 de l'Etoile, versets 37, 38). En tout cas, il n'a jamais été envisagé de demander à la France d'aller à Canossa. D'exiger précisément d'elle une dure pénitence ou une douloureuse flagellation. Personne ne lui demande donc d'être tondue, en robe de bure, et de s'agenouiller pour demander, contrite, le pardon. D'ailleurs, ni les Algériens, ni les autres peuples qui ont subi eux aussi, le joug de la colonisation française ne veulent l'amener à se couvrir la tête de cendres. La repentance attendue de la France n'a aucune forme à connotation religieuse et pénitentielle.
France sarkoziste et fait colonial Faut-il donc enfoncer une porte béante pour dire que la colonisation française, différenciée selon les pays dominés, n'a pas été forcément une entreprise génocidaire systématique. Ce fut plutôt des crimes de masse, des violences génocidaires ponctuelles, plus ou moins abouties ou avortées, en tout cas intolérables. La différenciation, le nuancement et la relativisation ainsi faits, il y a lieu de se pencher sur la façon dont la France sarkozyzste appréhende l'idée même du fait colonial et des questions pendantes de devoir de mémoire, de reconnaissance et de repentance. La France, à ce propos, a effectué des pas progressifs, significatifs certes, mais insuffisants. Le premier geste a été celui de l'ancien président Jacques Chirac qui, en juillet 2005, à Madagascar, a reconnu «le caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial». Lui emboîtant le pas, l'ex-ambassadeur à Alger Bernard Bajolet, aujourd'hui coordonnateur du renseignement français à l'Elysée, admet que la colonisation en Algérie fut «une tragédie inacceptable». Le 3 décembre 2007, en visite à Constantine, longtemps symbole de l'œcuménisme confessionnel et de la tolérance religieuse, Nicolas Sarkozy, lui, concède que «le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre république [française] : liberté, égalité, fraternité». Timide que cette reconnaissance qui use d'adjectifs se bornant au constat : le système colonial a un caractère «inacceptable» et «injuste». En fait, ce qui est attendu de la France, ce n'est pas tant l'affirmation d'une injustice et des dérives inacceptables du système colonial, que la reconnaissance des tragédies qu'elle a engendrées. Or, la France tarde à reconnaître qu'elle a été à la tête d'un grand empire colonial ayant dominé et spolié des peuples, et que ces populations se sont libérées en rapport justement avec les idéaux mêmes de la Révolution française. S'agissant du cas précis de l'Algérie, la France est toujours tenue par les lois d'amnistie de 1962 interdisant tout débat public, toute poursuite judiciaire. Et, cerise infamante sur le gâteau du crime colonial, la représentation politique française a gravé dans le marbre de la loi l'apologie du colonialisme présenté comme une œuvre de civilisation de peuples qui, sans elle, auraient quitté l'histoire ou y seraient entrés à reculons. La loi scélérate de février 2005 est en effet fondée sur le vieux paradigme de la colonisation comme entreprise humanitaire et de modernisation de vieilles sociétés primitives. Et c'est tout juste si elle a admis dans le sillage d'Alexis de Tocqueville que la colonisation «est une nécessité fâcheuse». Ce même Tocqueville qui s'exclamait : «Dieu nous garde de voir jamais la France dirigée par un des officiers de l'armée d'Afrique !» Et alors qu'elle a fini par reconnaître l'esclavage comme «crime contre l'humanité» (loi Taubira de 2001), la France peine à trouver un consensus national pour la reconnaissance, l'acceptation de la souffrance de l'Autre, le colonisé, sous toutes les latitudes de l'empire colonial.
Repentance positive En comparaison, le président Nicolas Sarkozy a consenti une «repentance positive» à la communauté juive de France en voulant imposer le devoir de mémoire de la Shoah en classe de CM2. En revanche, pour les peuples colonisés d'Afrique et d'Asie, le chef de l'Etat français conçoit une «reconnaissance sans repentance». C'est l'esprit même de son fameux discours de Dakar (26 juillet 2007), encore que cette repentance, qui serait du genre à ne pas faire honte à la France, minimise les crimes et met en valeur les «bienfaits» tout en mettant en jeu l'émotion, c'est-à-dire, en mixant affect et histoire. Et en décrétant qu'il faut en finir une fois pour toutes avec le mea culpa, le discours sarkozyzste, in fine, exclut l'Autre, l'ancien colonisé, et le disqualifie. Finalement, ce qui est demandé à la France, ce n'est pas tant une repentance individuelle, qui serait cantonnée au domaine franco-algérien. C'est un devoir de vérité et de reconnaissance pour toutes les victimes de la colonisation française, quelles que soient leurs origines. En fin de compte, ce n'est pas verser dans le délire mémoriel, encore moins attiser la concurrence et la guerre des mémoires que d'accepter que les anciens peuples colonisés reçoivent comme juste réparation une collective reconnaissance expiatoire qui dénonce le fait colonial. Ce n'est pas la mémoire assumée, c'est évident, qui dresse les murs et nourrit la haine de l'Autre. C'est l'anti-repentance, entreprise d'auto-exonération, qui renforce la concurrence conflictuelle des mémoires. Ne jamais l'oublier, le devoir de mémoire est un devoir de vérité, de reconnaissance. C'est même un impératif envers les vivants qui portent le poids d'un passé encore présent. Au-delà du temps et des frontières, l'oppression a sa fratrie. Guy Mocquet, ce jeune et héroïque étudiant communiste français exécuté en 1941, a pour frère de douleur l'Algérien Ahmed Zabana, guillotiné en 1956. L'un et l'autre ont écrit, en des termes différents, la même lettre, exemple suprême de courage et de dignité face à la mort injuste, à leurs parents et aux êtres les plus aimés. Si les bourreaux du Français Guy Mocquet ne sont en rien comparables à ceux de l'Algérien Ahmed Zabana, l'oppression, qui a fait de l'un et de l'autre des martyrs de la liberté, portent les mêmes oripeaux de l'injustice. S'il était encore vivant, la veille de l'exécution d'Ahmed Zabana, Guy Mocquet, dont le président Sarkozy a imposé la lecture dans les écoles françaises de la lettre aux parents avant sa mort, aurait entendu son frère de souffrance lui dire, du fond de sa geôle à la prison coloniale de Serkadji : «Le savoir, c'est la vie la plus noble, et l'ignorance, la plus longue mort.» N. K.