[image] Photo : Sahel Par Sihem Ammour Dans le cadre des activités du festival de la littérature et du livre jeunesse (Feliv) coïncidant avec le cinquantenaire de l'indépendance, un colloque de trois jours sur le thème «Les indépendances dans les littératures postcoloniales» a débuté vendredi dernier, avec des interventions de haut niveau de chercheurs et de spécialistes en littérature. «Les années 1960 marquèrent la fin des colonisations, la fin de la ‘‘nuit coloniale''. Cinquante ans après, quelles traces, quelles marques, quels restes demeurent de ce soulèvement, de la passion qui l'habita, ‘‘de ce passage de l'état de chose à l'état de sujet'' (citation de Mbembe) ? Ainsi, les intervenant ont axé leurs interventions sur l'interrogation «des textes qui ont toujours accompagné les moments historiques majeurs des peuples ‘‘ subalternes'' qui se sont libérés pour chanter les moments forts, pour dire les espoirs, pour décrier les affres du colonialisme à un moment où certains révisionnistes parlent des bienfaits du colonialisme, mais nous interrogerons aussi les œuvres qui ont alerté, de manière explicite ou implicite, contre les possibles dérives qui ont suivi les indépendances», lit-on dans l'argumentaire du colloque.Les premiers intervenants sont Amina Bekkat de l'université de Blida et Benaouda Lebdaï de l'université du Maine avec la conférence «Penser les indépendances». D'emblée, M. Benaouda a souligné qu'au début des indépendances, il y a eu une littérature qui a été mise en place par des poètes, des dramaturges, et des romanciers chantant la gloire de l'indépendance et l'éloge des nouveaux pouvoirs en place, synonyme de développement pour bâtir de nouvelles nations et de l'enrayement de l'héritage colonial, soit «la fierté et la satisfaction d'être libéré», citation du célèbre roman le Soleil des indépendances d'Ahmadou Kourouma. Celle nouvelle littérature libérée du joug colonial s'est également émancipée au niveau de la structure romanesque et du style académique, même si elle utilisait la langue de l'ancien colonisateur, «ce butin de guerre», comme le qualifait Kateb Yacine. Elle a porté un nouveau souffle libérateurs tant sur le plan de la forme que sur celui du fond. Ainsi, les premiers écrivains postcoloniaux connaîtront un grand succès notamment dans deux grandes maisons d'éditions, l'une à Londres pour les auteurs anglophones et l'autre, Présences africaines, à Paris.
«L'acte d'écrire, fondamentale et nécessaire» Mais après quelques années, le désenchantement et les désillusions se font rapidement ressentir dans les écrits de la nouvelle génération des indépendances. Une rupture qui est symboliquement marquée dès l'année 1961 par l'assassinat de Patrice Lumumba, le 17 janvier 1961. Dès lors, les écrivains se sont rendus comptes que les nouveaux hommes au pouvoir étaient en vérité des hommes d'affaires et non pas des entrepreneurs aspirants à une réelle avancée performante du continent africain. Afin d'illustrer ses propos, Benaouda Lebdaï citera l'exemple du Ghana, premier pays africain à recouvrir son indépendance. Ainsi, si les premières œuvres était à la gloire du pouvoir indépendant naissant, quelques années plus tard la publication de L'âge d'or n'est pas pour demain d'Ayi Kwei Armah, change la donne. Dans cette œuvre-clef de la littérature postcoloniale, l'auteur Ghanéen «décrypte la désintégration du grand rêve de l'indépendance, accélérant la littérature de la post indépendances, car il ose démystifier l'idole, en déballant au grand jour les méfaits du système politique mis en place et critiquant le régime du père des indépendances», souligne l'intervenant qui explique que la parution du livre a suscité des réactions souvent violentes. Il a également expliquée que l'auteur a été stigmatisé par une écriture innovante relatant le ratage des premières années des indépendances, avec la prédominance de la thématique, la scatologie, la saleté, la pourriture, qui caractérisent la nature environnante du personnage principal qui n'a pas de nom. Ce dernier «est l'homme représentant un peuple désemparé qui, à travers l'énumération de champ lexical de la saleté, suscite un sentiment de dégout chez le lecteur illustrant ainsi de la difficulté et l'absurdité de la vie de l'homme au quotidien».
«Je refuse de me définir par les larmes et le ressentiment» Dans la même veine, Amina Bekkat revient sur la genèse de l'écriture post coloniale des années soixante jusqu'à celle de la nouvelle génération d'auteurs, en citant plusieurs ouvrages dénonçant le poids des séquelles du colonialisme dans le parcours des indépendances africaines à l'instar du livre de référence en la matière : le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, mais également L'aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane. Elle soulignera à cet effet l'éveil de la conscience des intellectuels qui se sont «engagés auprès du peuple pour le peuple» et qui se sont attelés à dénoncer les dérives des régimes nouvellement installés. Mme Bekkat abordera également d'une manière succincte la nouvelle vague d'auteurs actuels dont le sujet récurrent est celui de la migration, l'émigration et «les Harragas» qu'on retrouve dans plusieurs romans.L'universitaire conclura son intervention avec un appel d'espoir pour sortir du statut de victime et de s'accomplir en tant qu'individus à part entière avec une citation de L'homme noir d'Alain Mabankou qui écrit : «Je ne conteste pas les souffrances qu'ont subies et que subissent encore les Noirs. Je conteste la tendance à ériger ces souffrances en signe d'identité […]. Qui suis-je ? J'aurais bien du mal à le dire. Mais je refuse de me définir par les larmes et le ressentiment.» Après cette première intervention, ce sera au tour de Patrick Crowley de l'université de Cork en Irlande de présenter sa conférence intitulée «La thématique de l'indépendance/topos de mémoires, lieu de contestations, figure de la nation algérienne». Partant du mythe d'Ulysse à celui du chien d'Ulysse, de Salim Bachi en passant par l'Ulysse de James Joyce, il fait ressortir l'héritage de l'intertextualité chez Kateb Yacine et sa Nedjma, son Polygone étoilé et dans les œuvres des auteurs de la jeune génération des années 2000, une génération postcoloniale, certes, mais surtout fruit de la décennie noire. Ainsi, il a mis en exergue l'omniprésence de la constellation katebienne, symbole de la révolte contre l'ordre établi, cette «étoile, belle, rebelle, charnelle et ensanglantée».Pour sa part, Marie-Françoise Chitour de l' université Galatasaray d'Istanbul a abordé le thème «La littérature africaine postindépendances : Inventer des mots neufs pour dire l'innommable» à travers deux œuvres majeures : Balbala du djiboutien Abdourahman Vaberi et Matin de couvre-feu de la romancière et philosophe ivoirienne Tanella Boni. Mme Boni dresse dans son roman publié en 2005 un réquisitoire sévère contre l'élite politico-affairiste, et le portrait d'un pays pris dans un tourbillon infernal qui l'entraîne vers le néant. A travers l'étude de ces deux œuvres, la conférencière aborde la question épineuse et complexe des conséquences de la confiscation du pouvoir et de l'indépendance par une petite élite. Dès lors, les voix choisies ne sont plus les mêmes que dans les romans qui ont marquées les premières années d'indépendances. L'écriture plus réaliste, un travail de médiation passant par la poésie et la construction originales dans Balbala, est souvent polyphonique dans Matin de couvre-feu. Marie-Françoise Chitour explique que se sont des mots pour dire l'innommable, et pourtant encore et encore tracer les mots, libérer la mémoire. Ainsi, l'acte d'écrire apparaît comme fondamental et profondément nécessaire. Décrire l'Afrique et les événements fondamentalement majeurs ont toute la place dans ces œuvres où la réalité dépasse souvent la fiction. Le pouvoir de l'imagination qui incombe à l'écrivain, est donc de chercher ces mots introuvables dans un chaos où seul la vie et l'amour qui l'accompagnent peuvent aider à tenir.
«Témoigner avant de mourir, écrire avant de disparaître» Par conséquent, la reconstruction de la société passe par la construction individuelle qui semble fondamentale pour ne pas sombrer. L'écriture permet donc de rassembler, c'est le lien entre les espaces et les époques, c'est une réponse à une parole unique, dominante, qui se traduit par l'écrit dans l'écrit. La conférencière souligne que cette figure du pouvoir «du gras, du bedonnant, pour parler de ceux qui sont au pouvoir» n'occupe plus autant l'espace romanesque. Les écrivains, comme affranchis des désillusions de la génération précédentes, laissent entrer désormais plus nettement d'autres personnages. Désormais, d'autres voix décidées à se rapproprier l'histoire se font entendre, en particulier par la poésie dans Balbala.Pour conclure sur le devoir d'écriture ressenti par toute une nouvelle génération d'écrivains, citons Abdourahman Waberi qui écrit dans Balbala : «Sinon cette certitude coulée dans le marbre de la foi : témoigner avant de mourir, écrire avant de disparaître. Ne plus s'éclipser derrière la feuille de vigne d'une soi-disant ignorance. Ecrire pour mourir. Mourir parce qu'on a décidé d'écrire un beau jour. Si tu parles tu meurs, si tu écris tu meurs. Alors écris et meurs.»