Photo : S. Zoheir Par Hasna Yacoub La revue Politorbis, publication du département fédéral suisse des Affaires étrangères (Dfae), a, dans un numéro spécial (n°31), choisi de présenter le thème «la Suisse et les Accords d'Evian de 1962». Dans un article sur la politique de la Confédération à la fin de la guerre d'Algérie, les premiers entretiens ou encore les phases de négociations jusqu'à l'année 62, le rôle joué par ce pays dans cette période cruciale qui a précédé l'indépendance de l'Algérie est retracé. La confection de ce numéro de Politorbis a été confiée à Marc Perrenoud, collaborateur du service historique du Dfae. Ce dernier a, dans un travail fouillé, tenu compte des acquis les plus récents de l'historiographie et s'est appuyé largement sur des documents d'archives inédits. Son article dépasse le cadre strict du récit événementiel des négociations. En fait, l'article de Marc Perrenoud résulte de longues recherches dont des documents diplomatiques suisses, le rapport d'Olivier Long, le ministre suisse qui a joué un rôle dans les Accords d'Evian et a publié un ouvrage intitulé Le dossier secret des Accords d'Evian, Une mission suisse pour la paix en Algérie ou encore plusieurs autres livres sur le sujet. M. Perrenoud a commencé par esquisser le contexte qui permet de comprendre pourquoi et comment la Confédération joua un rôle dans les accords de cessez-le-feu en 1962. En donnant un aperçu des relations de la Suisse avec l'Algérie, l'auteur évoque trois facteurs caractérisent l'implication de la Suisse dans la guerre en Algérie à savoir que «des Suisses y résident; des Algériens séjournent en Suisse; les relations franco-suisses sont marquées par des tensions qui atténuent les multiples et profondes relations de bon voisinage». Première référence historique : «il semble admis que la décision de déclencher le conflit armé fut prise en 1954 à Berne par les dirigeants du FLN : cinq des neuf chefs historiques se réunirent dans la capitale fédérale tandis que la vigilance des policiers était absorbée par la Coupe du monde de football», selon M. Perrenoud, qui explique que beaucoup d'Algériens auraient choisi de séjourner en Suisse pour des raisons linguistiques et géographiques évidentes. De plus, la répression en France incita de plus en plus les organisations algériennes à se replier en Suisse. La Suisse est aussi marquée par un mouvement de solidarité avec les indépendantistes algériens. Des militants suisses leurs sont venus en aide pour des raisons politiques, religieuses, intellectuelles ou humanitaires. Le réseau dirigé par Francis Jeanson y a développé des activités, ce qui provoque en août 1960 son interdiction d'entrée en Suisse. La Suisse était donc un terrain d'actions pour ces militants. Des ouvrages interdits en France pouvaient être édités en Suisse, en particulier La question d'Henri Alleg, qui a exposé l'usage généralisé de la torture. Des militants suisses se sont engagés en faveur du FLN. C'est notamment le cas de Jean Mayerat, qui est arrêté en août 1960 pour avoir tenté d'importer en France quelques centaines de numéros du journal du FLN. La Suisse apparaît aussi dans des affaires de trafic d'armes destinées aux maquisards algériens, ce qui entraîne des condamnations par la Cour pénale fédérale en juin 1958. Elle est aussi citée dans les transactions financières qui passent par son sol. Des cotisations versées par les Algériens domiciliés en France sont transférées par le FLN en Suisse. Ces diverses implications de la Suisse dans le conflit ont perturbé ses relations avec la France dans plusieurs domaines. Des divergences sont apparues à propos des Algériens et des déserteurs français en Suisse, ainsi que dans des affaires de trafics d'armes et de transferts financiers. Le chef du DPF, Petitpierre, avait lors des séances des commissions parlementaires pour les affaires étrangères, évoqué la politique française en Algérie : «Il semble bien qu'il n'y ait aujourd'hui d'autre solution que l'octroi de l'indépendance […] Aujourd'hui en Algérie, la Légion est engagée dans des combats probablement plus cruels et plus meurtriers qu'autrefois et dans des incidents où il semble que de part et d'autre on ne se préoccupe pas toujours d'observer les lois de la guerre. Des atrocités sont commises, on recourt à la torture; la population civile n'est pas épargnée (…).» Ce discours au Conseil national provoque des nombreuses réactions en Suisse et à l'étranger. La Suisse avait décidé de ne pas s'aligner sur les grandes puissances, de maintenir son indépendance et sa neutralité, mais de s'impliquer dans les affaires du monde. C'est dans ce contexte que des diplomates suisses vont être amenés à jouer un rôle dans les négociations franco-algériennes. C'est le Gpra qui choisit la Suisse comme lieu d'entretiens : «En septembre 1958, après la proclamation au Caire de la formation du gouvernement provisoire de la République algérienne (Gpra), le DPF demande à ses collaborateurs d'éviter, dans la mesure du possible, tous contacts avec ce gouvernement que, dans l'état actuel des choses, le Conseil fédéral ne saurait reconnaître. Toutefois, le président du Gpra, Ferhat Abbas, vient en Suisse à de nombreuses reprises (…). En avril 1959, F. Abbas manifeste le souhait de rencontrer un diplomate suisse au Caire. L'ambassadeur de Suisse, Jean-Louis Pahud délègue un collaborateur auprès du président du Gpra qui croit savoir que de Gaulle serait favorable à des négociations qui pourraient avoir lieu en Suisse ou en Espagne. F. Abbas donne la préférence à la Confédération déclarant qu'il a une plus grande confiance dans les services suisses de sécurité ainsi que dans les dispositions que les autorités fédérales prendraient pour assurer à cette rencontre le secret nécessaire (…). Il a encore insisté sur la nécessité qu'il y aurait à garder un secret rigoureux tant à l'égard des autorités françaises qu'à celui des autorités égyptiennes. Elles ne manqueraient pas, a-t-il dit, les unes et les autres, de ‘'torpiller'' le projet si elles venaient à apprendre quelque chose.» Ferhat Abbas aurait donc mentionné une des contraintes durables qui pèsent sur les entretiens franco-algériens : une partie des dirigeants arabes s'opposent à des pourparlers qui pourraient amener des concessions en faveur de la puissance coloniale. En 1960, le DPF était toujours réservé dans ses relations avec les dirigeants algériens. Ce n'est qu'à la fin de 1960 que des contacts se nouent avec Olivier Long, chef de la délégation suisse auprès de l'Association européenne de libre-échange. «Par l'intermédiaire de l'avocat Jean-Flavien Lalive, secrétaire général de la Commission internationale des juristes, Long est contacté par l'avocat genevois Raymond Nicolet. Celui-ci avait persuadé le délégué du FLN à Rome d'intervenir auprès des autorités guinéennes afin de libérer un Suisse détenu à Conakry. Nicolet fait ensuite des démarches à Berne pour que le représentant algérien puisse venir en Suisse. Il insiste sur son attitude pro-occidentale afin de surmonter les réticences des fonctionnaires fédéraux. En effet, Boulharouf avait séjourné à Lausanne avant de s'installer à Rome. Son nom figure sur une liste de militants algériens interdits d'entrée en Suisse dès le 17 mai 1960. Le Dfjp accepte d'accorder le 18 novembre un sauf-conduit pour un mois afin que Boulharouf puisse rencontrer son avocat. C'est ainsi qu'une première rencontre, le 23 décembre 1960, sera organisée avec Long qui, convaincu de la sincérité et du sérieux de son nouvel interlocuteur, transmet à ses amis parisiens la proposition algérienne. Avec l'accord du chef du DPF, Max Petitpierre informé dès le 16 décembre 1960, Long rencontre en secret à Paris le 10 janvier 1961 Louis Joxe, ministre d'Etat chargé des affaires algériennes. C'est une combinaison fortuite qui aboutit à ces pourparlers qui n'ont pas été planifiés de longue date ni du côté des belligérants ni du côté suisse. La réussite est plus inopinée qu'anticipée», écrit M. Perrenoud. Par la suite et dans ce contexte, les diplomates suisses ont eu un rôle indispensable à jouer pour favoriser un climat de confiance qui a permis aux négociations d'avancer et d'aboutir à des accords. Plusieurs entretiens secrets ont eu lieu en Suisse. Les responsables suisses, O. Long et Gianrico Bucher, chef de la section Est du DPF, étaient chargés de la sécurité et du secret des entretiens sans participer aux séances. A Evian, les diplomates suisses ont continué à jouer un rôle d'intermédiaire et d'organisateurs pendant les négociations qui se déroulèrent du 20 mai au 13 juin 1961. Après la suspension du premier round des négociations à Evian, Long a continué de jouer un rôle actif afin de favoriser la reprise des négociations. Dès le 18 octobre 61, des journaux, en particulier France-Soir, France-Observateur et Le Monde ont fait état de nouveaux pourparlers secrets en Suisse. En fait, la Suisse, dans les efforts qui ont été entrepris pour mettre un terme à la guerre d'Algérie, a considéré comme un devoir conforme à sa politique traditionnelle de mettre ses services à disposition lorsque ceux-ci étaient requis par les deux parties. Son rôle se bornait à faciliter des contacts directs sur son territoire sans avoir à s'immiscer dans la guerre d'Algérie.