Cinquante ans après, l'histoire de la guerre d'Algérie passionne encore. De l'autre rive de la Méditerranée beaucoup plus que de ce côté-ci. Cette mémoire contentieuse, qu'on a du mal à digérer, empêche l'Algérie et la France de développer des relations apaisées et de construire le partenariat qui sied aux deux pays. Le débat sur la révolution algérienne crée machinalement des animosités, notamment en France où un courant hétéroclite de nostalgiques, comprenant d'anciens colons «endeuillés» pour l'éternité, des harkis aigris et des intellectuels aveuglés par les lumières supposées de la France impériale, s'entête à régenter toute discussion sur cette question. Pesant lourdement sur la scène politique et électorale, cette tendance composite exerce à ce jour une grande influence sur les politiques et les institutions de l'Etat français. C'est sous la poussée de cette vague franchement révisionniste que la loi glorifiant «les vertus civilisatrices» de la colonisation a été adoptée par le Parlement français au mois de février 2005. L'arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir a été vécue comme l'ultime consécration de cette représentation «ultranationaliste» qui, au fond de sa pensée, se refuse d'entériner l'indépendance de l'Algérie et des anciennes colonies. Les débats lancés en France sur ce contentieux historique n'arrivent pas à s'élever à un niveau d'objectivité qui leur permettrait d'avoir suffisamment de crédit pour dépassionner les relations bilatérales. L'image du «philosophe» Bernard Henri Levy incitant la combattante Zohra Drif-Bitat au «repentir» est assez symbolique. C'était au mois d'avril dernier lors du colloque «La guerre d'Algérie, cinquante ans après», organisé conjointement par le quotidien algérien El Khabar, le magazine Marianne et la radio France-Inter au théâtre «La Criée» de Marseille. Evoquant les poseuses de bombes lors de la bataille d'Alger, Levy, comme les tortionnaires de Ben M'hidi, s'est patiemment employé à arracher «des regrets» à une résistante qui a utilisé des moyens de bord pour libérer son pays de 132 ans de colonisation abjecte. Il a eu évidemment droit à la même réponse «donnez-nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins». Autre image forte : au festival cinématographique de Cannes en 2010, une horde de négationnistes, encadrée par des dirigeants du Front national, FN, a chahuté la sortie du film «Hors la loi» de Rachid Bouchareb, consacré aux événements génocidaires du 8 mai 1945. Les diverses discussions, initiées à ce même sujet au Sénat français, n'ont pas eu aussi le courage d'affronter la vérité historique dans sa plénitude. «Trois millions d'appelés furent confrontés à cette guerre, 30 000 soldats français y ont laissé la vie, près de 250 000 d'entre-eux ont été blessés tandis qu'un million d'Algériens ont trouvé la mort», lit-on dans le préambule d'une proposition de loi, déposée à ce même Sénat au mois de mars dernier, pour faire du 19 mars, date du cessez-le-feu en Algérie, une journée de recueillement à la mémoire des morts, civils et militaires, de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie 1952-1962, sans toutefois inclure les victimes, toutes innocentes, de cette toute puissante armée coloniale. Dans un passé récent, le général Paul Aussaresses, dans son témoignage «Je n'ai pas tout dit. Ultimes révélations au service de la France», s'enorgueillit d'avoir exercé la torture et les exécutions sommaires en Algérie. Bien avant lui, Le Pen criait sur tous les toits : «Oui, j'ai pratiqué la torture en Algérie et la France m'a décoré pour çà». Ces provocations, émanant de criminels de guerre notoires, ont le mérite de la vérité et de l'audace qui manque tant aux élites françaises. Selon Elsenhans Hartmut, politologue et économiste allemand intervenant au colloque international qu'organisent actuellement le Cnrpah et le journal la Tribune à la Bibliothèque nationale du Hamma (Alger), ce qui rend «le travail de mémoire extrêmement difficile, c'est que les Français ne croient pas que c'est eux qui ont fait tous les crimes que les Algériens leur reprochent». Pour ménager ce faux sentiment populaire, les élites françaises ont tendance à édulcorer, et parfois à magnifier, les crimes incommensurables de la France coloniale. Pour la première fois, une rencontre de ce niveau aborde, sans complexe et sans tabou, les péripéties de la révolution algérienne. Même les excès de l'ALN n'ont pas échappé au regard critique des scientifiques et des historiens. Même si çà ne plaît pas à tout le monde ici en Algérie, des facettes méconnues et peu glorieuses - comme le cas des femmes enlevées et violées par les maquisards (fortement souligné, du reste, dans Le Journal de Mouloud Feraoun bien avant l'indépendance et plusieurs fois réédité en Algérie), celui des paysans rackettés ou encore la situation des détenus français dans les maquis- ont été abordés avec beaucoup de lucidité et clairvoyance. Ce colloque fera certainement date dans la mesure où il a permis de restituer beaucoup de vérités enfouies. Il s'agit d'un début. Espérons que d'autres rencontres, ici même en Algérie et en France, suivront pour «libérer l'imaginaire» et ouvrir la voie à la compréhension mutuelle. De toute façon, tôt ou tard, la France sera amenée à s'«extérioriser» pour soulager sa conscience. C'est dans l'ordre naturel des choses. Çà lui fera du bien. Et aux relations franco-algériennes aussi. K. A.