Ils font tous deux partie des laboureurs-semeurs dont l'inspiration et la faconde ont irrigué en ondes continues le tissu culturel national et, dans ce jardin de figures illustres, ils se sont taillés chacun une allée royale, de part et d'autre de cette ligne vert-blanc-rouge qui estampille la réappropriation par l'Algérien de son destin. N'est pas, en vérité, Rachid Ksentini ou Sirat Boumediène qui veut, deux phénomènes qui provoquaient l'incandescence sur les planches avant de planter durablement leur chapiteau dans la mémoire populaire. Parce que, dans l'Algérie coloniale, il a été à la fois créateur et passeur «génial» d'un univers mixant expérience individuelle et destin collectif, Rachid Ksentini (1887-1944) a fait saliver par le rire libérateur et déflagrateur des générations d'Algériens qui en ont fait un mythe à peine disparu. Il est le plus grand écrivain comique de son époque, disait de lui l'universitaire-journaliste Rachid Bencheneb et Mahieddine Bachtarzi estimait, pour sa part, que «si l'artiste algérien avait vécu dans des pays à tradition théâtrale, en Europe ou aux Etats-Unis, il aurait été universellement connu et apprécié». Ses compagnons de scène et ses contemporains l'ont «drapé» d'une ribambelle de superlatifs (unique, irremplaçable, incomparable, inclassable), mais celui qui lui a rendu sans doute le plus bel hommage est Ahmed Ayad qui s'est placé sous son ombrelle artistique en prenant le nom passé à la postérité de Rouiched (petit Rachid). L'école de la rue On ne prête qu'aux riches, dit-on, et la fascination exercée par Rachid Ksentini sur ses contemporains semble avoir déteint sur la première étape de sa vie puisque l'homme a fait une entrée tardive (à près de 40 ans) dans l'univers du spectacle. A cet enfant de Bouzaréah (Alger), né Rachid Birlakhdar, en novembre 1887, d'un père savetier originaire de Constantine, on a attribué, en effet, des aventures dignes d'Ulysse ou de Sindbad le marin. Il est certain que, comme l'immense majorité de ses compatriotes sous le joug colonial, le jeune Rachid a plus fréquenté l'école de la rue que celle des «hsirates» et des bancs de classe, attiré par les scènes de la vie quotidienne et les spectacles de bateleurs et conteurs (Adjadjbias) qui foisonnaient à Alger et dans les cités algériennes. Il est avéré également que le contact avec cette humanité bohème a stimulé chez le jeune homme ses goûts de liberté et d'évasion, pour dimensionner sa curiosité et ses capacités à de plus larges horizons. Où s'arrête cependant ce «Grand large» souvent évoqué vers lequel Rachid Ksentini a déployé sa grande voile à la périphérie puis au cœur de la première déflagration mondiale ? D'après principalement la «mémoire» du théâtre algérien Bachtarzi, qui a donné crédit et propagation à une version devenue pour ainsi dire incontournable, Rachid Ksentini a bourlingué à travers l'Europe, l'Amérique (Etats-Unis) et l'Extrême-Orient (Chine, Inde) et serait donc l'un des plus grands voyageurs devant l'Eternel parmi ses compatriotes. C'est une image transfigurante et déréglante du parcours de l'homme, rétorque Allalou, le premier de cordée de ce même art en soulignant, dans son ouvrage «l'Aurore du théâtre algérien» et à travers différents entretiens, que Ksentini, fuyant le chômage en embarquant comme soutier à bord d'un cargo, n'a pas dépassé l'île de Malte où l'a débarqué non point ce navire, torpillé en cours de chemin par un sous-marin allemand, mais un contre-torpilleur anglais patrouillant dans les parages et qui a sauvé les rescapés d'une mort tragique.
Une puissance de vie circule perpétuellement à travers ces comédies Les sources se font concordantes lorsqu'on évoque les séjours de Ksentini à Marseille et Paris et son métier d'ébéniste-vernisseur qu'il reprendra de retour à Alger avant de l'abandonner pour franchir, en 1926, le Rubicon artistique en faisant merveille dans un petit rôle de «Zouadj bou Aklin», la seconde création d'un Allalou alors en pleine euphorie puisqu'il venait de lancer, avec la complicité de Dahmoun, la fusée «Djeha» qui mettra sur orbite le théâtre algérien de facture classique ou européenne. Dans cette période ouvrant pour ainsi dire à une double naissance artistique, le vécu de l'homme se mesure déjà par une dense accumulation de rencontres et d'expériences, un background d'acteur-observateur de la «pathétique comédie humaine» qu'il irriguera de sa fantaisie débridée et pétrira de sa muse truculente pour produire un ensemble dramatique et lyrique prodigieux, estimé approximativement à quelque 150 pièces ou canevas de pièces, et des centaines de chansons satiriques enregistrées. Selon Bencheneb, dans la revue «Afrique Littérature» (juin 1944), les tableaux dramatiques signés par Ksentini «se recommandent à notre admiration par leur vérité générale, leur valeur documentaire, leur justesse d'observation, l'invention, l'abondance, l'ingéniosité des innombrables péripéties, le nombre vertigineux des rebondissements et aussi par des traits d'humanité jetés à profusion». «La puissance de vie qui circule perpétuellement à travers ces comédies fait naître chez le spectateur l'impression qu'elles ne sont pas construites logiquement, mais joyeusement imaginées (et) en quelque sorte improvisées grâce à un heureux hasard», a-t-il relevé. Mais qu'eût été le poids de l'œuvre ksentinienne et son impact sur le public s'il n'y avait en même temps le comédien Ksentini, dont la seule apparition sur scène, soulignent les témoignages de ses contemporains, provoquait le délire dans les salles. Il développait, affirme Bencheneb, «une richesse de jeu incomparable» et possédait à «un rare degré cette vis comica grâce à laquelle un mot banal et terne, un geste insignifiant, un silence subit, font jaillir le rire et la gaieté», et Allalou étreint l'artiste dans cette formule lapidaire : «C'est un comique né au comique inné».
Sirat Boumediène, d'une nature débordante et intuitive Un peu plus d'un demi-siècle après le décès de Rachid Ksentini (le 2 juillet 1944), sur le versant de l'Algérie indépendante, disparaissait à 48 ans (le 20 août 1995), terrassé par une crise liée au cancer qui le rongeait, un autre pyromane des planches, Sirat Boumediène. Dieu sait que le pays qui l'a vu naître, où chacun est en représentation permanente, a enfanté pas mal de comédiens racés, des «bêtes de scène» comme on les définit familièrement, et Sirat, d'une nature débordante et intuitive, s'inscrit dans cet Olympe de l'interprétation avec «une courte tête au-dessus des meilleurs comédiens de sa génération», observe l'un des derniers Mohicans de la troupe artistique du FLN et ancien directeur du Théâtre national algérien, Taha El Amiri. Dans le rôle le plus insignifiant comme sur les grandes orgues de la composition, il mettait la scène en ébullition et le public dans sa poche, à l'intérieur comme hors des frontières nationales. Un membre du jury des Journées théâtrales de Carthage (Tunisie) confessait en 1985, au lendemain de la distinction de Sirat Boumediène par le grand prix d'interprétation masculine, dans une manifestation où la concurrence arabo-africaine était pourtant très relevée, avoir rencontré un «interprète impérial» dans «Ledjouad», cette œuvre dramatique et scénique majeure d'Abdelkader Alloula. Quelques mois auparavant, et dans un contexte compétitif non moins brillant au niveau national, le comédien oranais avait, pour la même production, coiffé d'un cheveu son alter ego et ami Azeddine Medjoubi (dans «Hafila Tassir»), en décrochant une palme similaire au 1er Festival national du théâtre professionnel. Pour beaucoup, le nom de Sirat reste à jamais associé à «Djelloul el Fhaimi», ce personnage emblématique de l'humanité allouléenne parti en croisade contre les protubérances délirantes et les dévoiements en action dans un hôpital d'une société malade. Un rôle en or mais éreintant, une interprétation marathonienne qui, au-delà de la performance et de la défonce du comédien, pulvérisait les cadres délimitant et définissant habituellement le talent. Alloula, qui était généralement mesuré dans ses compliments vis-à-vis de la gent artistique et plus encore de «ses» comédiens, qu'il craignait de voir prendre la grosse tête, pensait particulièrement à Sirat lorsque, dans un hommage appuyé adressé à toute l'équipe, il évoquait ses composantes qui «ont travaillé à leur dépassement» en fonctionnant sur de «plus grandes capacités artistiques, techniques et intellectuelles que celles demandées ordinairement aux comédiens». Comique, Sirat l'était aussi de manière innée à l'image de son aîné Ksentini, et sur la touche la plus modeste comme sur la partition la plus ambitieuse il surfait avec la même aisance et le même culot insolents, au point où une œuvre à cachet mineur prenait des couleurs suivant les seules apparitions du comédien. Une appréciation formulée à chaud sur «Elli Kla Ikhalass» signée comme adaptation par Hadjouti Boualem : «Chaque apparition de Sirat élève le rythme mais, revers de la médaille, chacune de ses sorties alourdit la cadence à sa présence incomparable, sa décontraction, ses variations vocales, sa façon de se dépenser et de se défoncer parviennent à occulter les lacunes du texte». Sirat Boumediène et Rachid Ksentini, qui furent si pétaradants et imposants sous les feux de la rampe et bien moins à l'aise au crépuscule de leurs vie, méritaient bien en tandem cette graine du souvenir en cette fête de la mémoire et du réinvestissement national dans la trajectoire de l'histoire. K. B.