On commet souvent deux types de contresens au sujet de Wikipedia. Premier contresens : y voir une réincarnation du projet encyclopédique des Lumières. Or, le projet de vulgarisation édité par Denis Diderot et d'Alembert fut un cri de ralliement du parti des philosophes, dressé contre l'ordre des dévots et les défenseurs de la monarchie absolue. On se souvient du mot de Jules Michelet dans son Histoire de France : «L'Encyclopédie fut bien plus qu'un livre. Ce fut une faction… L'Europe entière s'y mit.» A l'inverse, Wikipedia est fondé sur le principe fondateur de la «neutralité de point de vue». Créationnisme, climat, avortement : chaque article doit être écrit de façon à ne pas prendre parti pour un point de vue plutôt que pour un autre, et à représenter l'ensemble des opinions ou des versions en vigueur dans la société. Contrairement au projet des Lumières (choix éditorial et article signé par un auteur), Wikipedia assure une impartialité bienveillante et conduit à une absence de visibilité pour les auteurs (les pages ne sont pas signées et peuvent être écrites par des contributeurs anonymes). Souveraineté du collectif contre individualité de l'auteur, principe de neutralité contre individualisme subjectif : Wikipedia renvoie ainsi plus à un patchwork pragmatiste qu'à l'esprit des Lumières. C'est un composé méandreux, qui convoque des règles de clarté en public et de communicabilité auprès du grand nombre. Une mosaïque de points de vue plus ambitieuse dans ses procédures de correction et de coordination que dans son originalité conceptuelle. Second contresens commis par bon nombre de lecteurs pressés : Wikipedia, en donnant la permission d'écrire ou de corriger à n'importe qui, indépendamment de ses diplômes ou de son autorité garantie par une institution, serait anarchiste. Comme les terrains vagues livrés à la mauvaise herbe, elle menacerait de se dégrader en champ de boue. Dans les normes et les pratiques, cela n'a rien à voir : l'écriture dans Wikipedia est en permanence contrôlée par des mécanismes de surveillance croisée et participative ; et, surtout, elle est régie par un impératif de discussion, par une injonction de convergence. La coécriture d'un texte de référence unique Contrairement à beaucoup d'autres projets, d'inspiration «démocratiste» ou «anarcho-libérale», où chaque voix s'autopublie, soliloque et dépose son commentaire, quitte à ce qu'ensuite on trie éventuellement la meilleure, Wikipedia ne laisse pas libre cours au subjectivisme du désir. A cet égard, il est intéressant de la comparer à d'autres projets «encyclopédiques» nés sur la Toile et qui autorisent plusieurs versions d'une même entrée. Souvent peu cohérentes et de faible notoriété, ces entreprises abandonnent toute idée de surveillance et de critique mutuelle au profit d'un encouragement à l'expressivité et à la multiplicité, comme sur wikianarchy, everything2 ou Knol (dans ce dernier projet de Google, les lecteurs pourraient «voter» pour la meilleure version sur un sujet donné). A l'inverse, Wikipedia impose la coécriture à plusieurs d'un texte de référence unique, susceptible de faire l'objet d'un consensus. Il ne saurait y avoir plusieurs biographies de Stendhal, plusieurs versions de «la France» ou des définitions multiples du capitalisme. Ni contrôle par un comité de rédaction ni subjectivisme expressif : Wikipedia invente ainsi une troisième voie, neuve et fragile, dans l'écriture du savoir. Une première leçon peut être tirée de cela : parmi tous les candidats qui se sont lancés sur Internet pour numériser le modèle encyclopédique, ce n'est ni le modèle «fermé» avec comité de rédaction et ligne éditoriale, ni le modèle «ouvert», avec mise en concurrence des thèses solitaires de chacun qui ont eu le plus de succès. Citizendium, une scission de Wikipedia qui s'est créée en septembre 2006, pour rétablir un contrôle par un comité d'experts reconnus, cumule en septembre 2009 seulement 10 000 articles (contre 13 millions pour Wikipedia). Knol, construit sur le modèle de la concurrence entre rédacteurs individuels émerge timidement à 1 200 000 articles au bout d'un an d'existence, malgré une forte publicité orchestrée par Google. Internet a donc naturellement fait émerger, avec Wikipedia, un collectif où chacun peut rendre visible immédiatement son apport. Les auteurs retirent peu de réputation de leur participation (les articles n'étant ni individuels ni signés), mais de l'estime de soi. Ils acquièrent peu de renom (les articles n'étant pas en pointe) mais le sentiment de servir à quelque chose, ou de fusionner dans une grande œuvre collective.Mosaïque de points de vue en pourparlers vers un consensus, l'immense œuvre collective de vulgarisation est aussi un lieu pour discipliner le fanatisme et pour prémunir de la sournoiserie des intérêts privés la fabrication de l'objectivité. Elle est un creuset de tensions entre des catégories de contributeurs bien identifiés. S'y reflète d'abord l'intolérance en miroir du scientifique et du militant prosélyte. Beaucoup d'acteurs importants de Wikipedia sont de jeunes scientifiques «frustrés» de ne pouvoir vulgariser suffisamment leur savoir dans le contexte de leur activité professionnelle. Ils doutent de leur signification et de leur utilité sociale. Ils ressentent un isolement dans des «niches» dont le vocabulaire serait de plus en plus hermétique au profane. Et le but de leur action leur échapperait, car ils ne sont plus qu'une infime partie d'un tout. Les tâches de vulgarisation, surtout pour les jeunes chercheurs, sont ainsi un moyen de redonner un sens au cadre de leur activité. En face d'eux, ils trouvent le fanatisme potentiel de militants, aux points de vue minoritaires, et pour qui Wikipedia est une tribune. De par son identification de l'objectivité à l'intersubjectivité, elle attire des francs-tireurs qui sont arrêtés par la barrière académique (ou parfois médiatique). Médecines naturelles, minorités culturelles revendiquant un droit à réparation ou à reconnaissance (Turquie, tae kwon do, Dieudonné, etc.), théories conspirationnistes qui remettent en cause la vérité «officielle»… Wikipedia oblige prosélytes et savants à dialoguer entre eux, et converger vers un même style argumentatif.Cet apprentissage du dialogue, cette école de l'écoute mutuelle, repose avant tout sur une régulation «par le bas» : le contrôle est local, le fautif et le surveillant sont proches, les sanctions sont si graduées qu'elles s'apparentent d'abord à un encouragement à apprendre et à se familiariser avec les règles communes. Le fautif n'est pas «puni», il est «encouragé» à apprendre. Comme l'ont montré Dominique Cardon et Julien Levrel, surveillance et sanction, lorsqu'elles s'exercent à très bas niveau, de façon légère et publique, renforcent les liens de confiance et les valeurs de la communauté, davantage qu'elles excluent les malfaisants. Ce n'est qu'en cas de récidives multiples que l'on se tourne vers des sanctions plus sévères, ce qui est rare (depuis l'origine de la branche francophone, moins de dix cas de bannissement du serveur, dont l'un il y a quelques mois contre certains responsables de l'Eglise de scientologie). Wikipedia, et les institutions qui se créent par le bas autour d'Internet, prennent ainsi le contre-pied d'une société de plus en plus juridicisée et sécuritaire, une société où «l'impunité zéro» se marie avec une prédilection pour la plainte pénale. Ainsi, en cas de plainte au motif que l'on aurait été diffamé sur Wikipedia, le site recommande à la victime de corriger elle-même le texte, plutôt que d'envoyer un recommandé ou de porter plainte. La notoriété de Wikipedia attire à elle des acteurs nouveaux qui, n'ayant pas intériorisé les règles de fonctionnement de l'encyclopédie, ont des comportements qu'il faut surveiller, socialiser et réguler (vandales, action de lobbying, entreprises du CAC 40 voulant contrôler leur image…). A force de vouloir rendre trop démocratiques les procédures (n'importe qui peut écrire, n'importe qui peut surveiller en révoquant), on surcharge les instances de médiation. Aujourd'hui, avec l'introduction massive d'enjeux économiques et politiques, des acteurs (parfois payés par des organisations) cherchent à faire plier Wikipedia.
Entre la controverse et la querelle de personnes Des diffamations sournoises ont défrayé la chronique. En tant que simple hébergeur, la fondation Wikimedia n'est pas responsable si elle applique les diligences appropriées. Par conséquent, à côté des procédures démocratiques, lentes et collectives, s'est insinué un régime de «police» plus rapide, avec des administrateurs qui, en cas de signal de diffamation, court-circuitent les règles justes pour éviter les ennuis. Une «police» se cache ainsi derrière une trop ambitieuse justice. Trop de prétention à la justice génère un risque de reproduction, dans l'ombre, d'un traitement policier. C'est aussi la forme électronique des discussions qui rend délicat le règlement des litiges. Les dérapages sont ainsi fréquents entre la controverse, légitime, et la querelle de personnes. La frontière est infime entre les débats objectivés par des preuves et les attaques personnelles. Cela est lié à la vulnérabilité plus forte du média informatique au glissement dans l'injure : style oral, propos émis sous le coup de la colère et qui se retrouvent écrits noir sur blanc créent des effets de cliquet irréversibles dans la discussion, qui se transforme facilement en pugilat. Le caractère public de la discussion (sur un Wiki, en accès public en lecture) est source de crispation, de montée dans un dialogue de sourds, dans une logique de l'honneur, marquée par le recroquevillement sur des positions bien arrêtées et le marquage haineux et agressif des positions réciproques. L'essor de Wikipedia va de pair avec une évolution générale de notre relation à la vérité. On est passé d'une société verticale à une société plus ouverte où l'autorité est plus fluide. Si, dans le rapport à l'économie et au pouvoir, nos vingt dernières années furent sévères et liquidèrent beaucoup d'acquis, dans le rapport à la mémoire, à la culture et au savoir, il y eut une «poche d'air». Nos processus de dissémination de la connaissance sont devenus plus ouverts, plus horizontaux, plus participatifs. Mise en discussion d'hypothèses scientifiques jusque-là tenues pour acquises, discussion politique du savoir historique au nom de problématiques mémorielles, mise en cause de l'autorité des experts, ouverture aux médecines et aux savoirs «alternatifs»… Tous ont leur mot à dire. Wikipedia est le visage de cette fluidification de l'autorité épistémique. L'écriture de l'encyclopédie est ainsi ouverte à une mosaïque de points de vue contradictoires ; elle nous oblige à être plus critique, plus sceptique, dans notre rapport à la vérité, et à transformer de la même façon nos pratiques de lecture. N. A. * Nicolas Auray est Maître de conférences en sociologie à l'Ecole nationale supérieure des télécommunications. Il a notamment coordonné des recherches sur le jeu en ligne, le logiciel libre, les blogs de salariés.