La Tribune : Pourquoi avoir choisi de rééditer votre ouvrage en Algérie ? Marie-Joëlle Rupp : Pour moi c'était important de publier ce livre en Algérie, et mon premier but n'était pas de le publier en France. Il a fallu, pour que je puisse réaliser le rêve de publier ce livre en Algérie, la rencontre avec Samia et Karim des éditions Apic, des éditeurs exceptionnels et militants de la culture. Je tenais à cela, car mon père était un Algérien à part entière et j'ai voulu le rendre à sa patrie. Serge Michel appartient à la nation algérienne, parce qu'il avait la nationalité algérienne, qu'il a acceptée lorsqu'on la lui à offerte à l'Indépendance, et parce qu'il n'a jamais cessé d'appartenir à l'histoire de l'Algérie par son engagement. Il ne faut pas oublier qu'il avait le statut d'ancien moudjahid et avait eu des obsèques nationales avec les honneurs, lors de son enterrement au cimetière d'El Alia en 1997.
Comment vous-est venu le déclic de cet ouvrage et la passion pour les mouvements de décolonisation ? Le déclic, c'est la rencontre avec mon père après près de quarante années de séparation. Cela m'a mis d'un seul coup en lien avec mon histoire intime, mais également face à mon histoire collective. Tout à coup l'Algérie a pris une place énorme dans ma vie, parce que ma génération ne connaissait pas cette histoire, ce n'était pas enseigné à l'école et on évitait de parler de ce sujet délicat. Je pense qu'il y a un aspect pour lequel il faut continuer à se battre aujourd'hui, du moins en France, c'est faire connaître la vision juste de ce qu'était le racisme colonial. Les Français d'aujourd'hui sont très peu à connaître cette réalité, car ce qu'a fait la France coloniale va à l'encontre des principes fondamentaux de la République française.
Pourriez-vous nous parler de l'engagement de votre père auprès de ses frères algériens ? Mon père est venu en Algérie, avant le déclenchement de la Guerre de libération nationale du 1er Novembre 1954. Cela lui a permis une immersion dans les réalités coloniales, ce qui l'a viscéralement révolté et déterminé son engagement. Ali Boumendjel le présente alors à Ferhat Abbas, qui lui proposera de faire des caricatures anticoloniales dans le journal La République Algérienne.Lorsqu'éclate la révolution du 1er Novembre, il entre dans la clandestinité et va quitter l'Algérie pour devenir propagandiste en transportant des documents jusqu'en Suisse, dont les premiers numéros de Résistance Algérienne et le texte de la plateforme de la Soummam, pour son impression et sa diffusion en Europe. Ensuite il ira à Tunis pour intégrer, d'une part, le Journal El Moudjahid et, d'autre part, devenir la Voix d'Algérie sur les ondes. Il sera également scénariste et commentateur des films de propagande sous la direction d'Ahmed Yazid. Il a aussi été porte-parole du Gpra auprès de la presse occidentale. En 1960, il a été envoyé en tant que conseiller à la communication auprès du Premier ministre congolais Patrice Lumumba. Le jour de l'Indépendance, c'est lui qui descendra le drapeau français pour hisser l'emblème Algérien au siège du Gouvernement général d'Alger. Il fera ensuite partie de ceux qui ont fondé Algérie presse service (APS), le journal Echâab et L'Echo d'Alger ainsi que pleins d'autres choses.
Justement, 50 ans après, certains tentent de gommer la face sombre du colonialisme et se risquent même à délégitimer le combat du peuple algérien pour son indépendance ? C'est à ce sujet que je voudrais tirer une véritable sonnette d'alarme. En France il y a un très fort courant des «Nostalgérie», ils ont trouvé une faille dans laquelle ils ont pu s'engouffrer pour devenir plus puissants et plus violents. Il y a eu des faits graves, comme par exemple des groupes de pression qui ont favorisé l'érection de stèles à la gloire de l'OAS. Récemment, j'ai été très admirative de Zohra Drif, qui a su résister et a refusé de s'excuser pour ses actes de militante. C'est une attitude admirable surtout qu'elle était relativement seule face à ce groupe.
Pensez-vous que la préservation de la mémoire est le nouveau combat à mener ? C'est absolument vrai aujourd'hui face à ceux qui veulent enjoliver la France coloniale. C'est pour cela que je continue de mener le combat de mon père en continuant à donner, à travers mes essais, la parole aux acteurs et témoins de la Guerre de libération nationale, afin de montrer le véritable visage du colonialisme. Certes, c'est dans d'autres lieux et espaces, c'est plus facile car on ne risque ni sa peau ni son intégrité. Je pense qu'il est important de marteler aux jeunes que les mémoires s'éteignent et avec elles de précieux témoignages et vérités. Il est important de les collecter et de les transcrire. C'est aux jeunes générations de recueillir la mémoire de leurs aînés pour reprendre le flambeau, car le combat continue.