Toute dynamique de changement libère inévitablement les contradictions sociales latentes et contenues artificiellement par les régimes oppressifs. Face aux manifestations de ce qui s'apparente au chaos, à l'insécurité, à l'instabilité, les catégories sociopolitiques fragiles et non encadrées expriment leur «nostalgie» de l'ordre déchu. Cette réaction émotionnelle est aussi normale que le désordre qui succède à une révolution. Dans ce genre de contexte, c'est la classe moyenne tunisienne, qui n'a pas été complètement laminée, -contrairement à la classe moyenne algérienne en 1989- qui peut jouer le rôle stabilisateur, catalyseur et de canalisation des dynamiques protestataires, pour peu qu'elle choisisse son camp en tant que bloc social et s'implique dans le processus de mutation en cours. Les partis politiques sont autant de facteurs de polarisations d'une société en ébullition, en quête d'une voie de salut, de sécurité et d'assurance. A ce titre, les partis alimentent les antagonismes ataviques, et exploitent les instincts des masses pour faire entendre leurs voix et espérer ainsi atteindre leurs objectifs politiques. La Tunisie vit depuis l'explosion sociale de Sidi Bouzid à la fin de 2010, au rythme des colères libérées, des frustrations qui s'expriment, de communions catégorielles, de rêves longtemps interdits. Les rues des villes et villages de Tunisie ne désemplissent pas de ces mouvements de protestation, de revendications. L'art est devenu aussi un vecteur de contestation parfois contesté lui-même quand sa verve et sa vérité dérangent certains courants de pensées obscurantistes et archaïques et qui vont à contre-courant de l'inéluctable dynamique de l'histoire. Cependant, la modernité et le progrès d'une société ne sont pas des fatalités. Le chemin qu'emprunte toute marche, dépend des rapports de forces internes à la société. Ennahda, tuteur putatif des Tunisiens Le parti des Frères musulmans qui n'a joué aucun rôle déterminant dans la délivrance des Tunisiens du joue dictatorial de Ben Ali et sa clientèle, a raflé la mise des premières élections libres ayant doté le pays d'une Assemblée constituante. La domination d'Ennahda ne s'explique pas par la puissance sociale du parti des Frères musulmans, mais par sa structuration préélectorale et sa non implication dans la cogestion de l'ordre dictatorial comme l'ont fait d'autres partis. A ce titre, le parti de Ghannouchi s'est présenté comme l'unique rempart contre la résurgence du Doustour dont les relais dans l'Administration, les institutions et les sphères économique et sociale, étaient puissants. Le choix d'Ennahda pour gérer la période de transition est un choix réaliste de la majorité des Tunisiens qui, en dépit de la répression sont loin d'être apolitiques. La politique étant l'art du possible, Ennahda pouvait aux yeux de la majorité des Tunisiens, garantir une transition vers un système démocratique sans trop de casse. Manifestement, le parti de Ghannouchi ne voit pas les choses de la même manière. Cette affirmation transparaît à travers la rédaction de la nouvelle constitution dont les relents idéologiques, islamisants sont manifestes. Sinon comment expliquer le retard pris dans la rédaction d'une loi fondamentale qui transcende les clivages idéologiques, politiques et les conjonctures. A défaut d'institutionnaliser et de constitutionnaliser la chari'a comme source de légiférassions, Ennahda veut limiter les droits de façon implicite à travers des euphémismes liberticides. Le meilleur exemple est cette formule attentatoire aux droits des femmes et qui consiste à remplacer égalité des sexes par «complémentarité des sexes», sachant que le quart complète les trois quarts pour faire une part. Ennahda semble ignorer que la femme est une entité à part entière et n'a nullement besoin d'être complétée ou de compléter quiconque. L'autre aberration, c'est cette proposition que compte présenter le ministre de l'Enseignement supérieur, à la Constituante sur le port du Niqab dans les enceintes des universités. Les députés devront choisir entre trois propositions l'une interdisant le Niqab, la seconde l'autorisant, la troisième le réglementant. La majorité semble avoir opté pour une tactique qui consiste à gagner du temps dans un contexte tendu au plan social et économique. Manifestement, le délai du 23 octobre comme date butoir pour l'adoption de la nouvelle constitution ne sera pas respecté. L'autre enjeu de la Constituante et non des moindres, c'est la nature du régime politique. Ennahda plaide pour un régime parlementaire alors que l'opposition défend l'idée d'un régime mixte qui accorde au président de larges prérogatives. Samedi dernier, le chef du gouvernement a souligné l'urgence de finaliser la rédaction du nouveau texte fondamental pour la Tunisie à l'Assemblée constituante, appelant à un compromis sur la nature du régime politique, soutenant ainsi l'idée d'un consensus politique proposé par l'Union générale des travailleurs tunisiens, pour établir une feuille de route sur la conduite du pays jusqu'aux prochaines élections, prévues théoriquement en mars 2013.
L'Ugtt et la société civile, l'impérative convergence Face aux pressions de la rue qui ne décolère pas, Ennahda opte pour la cogestion des risques afin de ne pas en assumer politiquement les conséquences électorales de 2013. Ainsi, Rached Ghannouchi s'est déclaré favorable à la mise en place d'un gouvernement élargi pour diriger le pays jusqu'aux prochaines élections, alors que des forces d'opposition réclament la formation d'un nouvel exécutif. Ghannouchi a expliqué dans un entretien télévisé que les futures échéances politiques seront connues dans deux semaines en référence à la finalisation de la nouvelle constitution. Concernant l'élargissement du gouvernement, il a estimé qu'il «serait productif d'élargir le consensus en associant des formations comme le parti républicain» qu'il a qualifié d'«allié potentiel». L'alliance tripartite qui dirige la Tunisie depuis les élections de l'Assemblée constituante compte le mouvement Ennahda, qui préside le gouvernement, le Congrès pour la République, du président Moncef Marzouki et Ettakatol de M. Mustafa Benjaafar, président de l'Assemblée constituante. A une question de savoir si des ministères de souveraineté pourraient être confiés aux partis qui intégreront la coalition gouvernementale, M. Ghannouchi a répondu que les ministères de souveraineté ne constituaient pas une ligne rouge à ne pas franchir. L'opposition exige la désignation de personnalités indépendantes à la tête de l'Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères. Il a exprimé son refus catégorique de tout dialogue avec le parti Nidaa Tounès (l'Appel de la Tunisie) de l'ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi, qui se présente en alternative à Ennahda. L'opposition exige la formation d'un nouveau cabinet avant le 23 octobre, date marquant une année après l'élection de l'Assemblée constituante chargée de rédiger la nouvelle constitution du pays. Par ailleurs M. Ghannouchi a souligné l'impératif de combattre toute forme d'extrémisme accusant certaines parties de faire de la stabilité du pays un fonds de commerce et de vouloir entraîner le mouvement Ennahda dans une bataille avec le courant salafiste. Ce dernier devient subitement un épouvantail que brandit Ennahda dans un discours trompeur pour afficher sa vitrine démocratique. Implicitement, Ghannouchi fait du chantage aux Tunisiens : «Ennahda ou les salafistes». En fait, le salafisme en Tunisie s'apparente à un leurre qui détourne l'attention des vrais problèmes de la Tunisie : la justice sociale, le développement économique, l'emploi, le logement… L'élite tunisienne structurée au sein des organisations de la société civile et de l'Ugtt, s'inquiète de la montée de l'intégrisme et de ce qu'il génère comme violence et insécurité. Pourtant, cette élite a mieux à faire sur le plan social d'autant plus que les préoccupations majeures sont quotidiennement exprimées dans la rue. A l'image de ces centaines de Tunisiens qui ont manifesté samedi dernier à Tunis pour réclamer du travail et appelé à la chute du gouvernement. Les chômeurs vont ainsi plus loin que l'élite et ses dénonciations verbales de l'intégrisme. A l'appel de l'Union des diplômés chômeurs (UDC), les manifestants se sont rassemblés devant le siège de la Centrale syndicale (l'Union générale des travailleurs tunisiens, Ugtt) avant de défiler sur l'avenue Habib Bourguiba, artère principale de la capitale hautement surveillée par la police. «Travail, liberté, dignité !», «Où sont tes promesses, gouvernement menteur», «Ni peur, ni terreur, la rue appartient au peuple», «Le peuple veut la chute du gouvernement», scandaient les manifestants. Dans un communiqué, l'UDC a réclamé la publication des listes de candidats admis dans des concours d'embauche dans la Fonction publique et de confier le recrutement à une instance autonome pour «garantir la transparence et mettre fin au népotisme». Le taux de chômage est tombé à 17,6% en septembre 2012 contre 18,9% durant l'année 2011 (14% en 2010), les diplômés formant le tiers de quelque 750 000 demandeurs d'emploi dans le pays. Ce taux de chômage national cache d'importantes disparités régionales allant de 50% dans des régions déshéritées, enclavées à moins de 6% sur la côte Centre-Est nantie. Le même jour, une grève générale a été observée à Menzel Bouzaïane, une localité en proie à la contestation depuis plusieurs jours dans la région de Sidi Bouzid, ville emblème de la révolution dans le Centre-Ouest de la Tunisie. Une marche était organisée dans la localité de 8 000 habitants paralysée par la grève suivie dans les commerces, écoles, services et institutions étatiques, à l'appel des syndicats relevant de l'Union générale tunisienne du travail (Ugtt, Centrale syndicale historique). Les habitants de Menzel Bouzaïane entendaient protester contre des violences policières envers des manifestants et réclamer la libération de dizaines de personnes, dont un responsable syndical, local, interpellées lors d'un sit-in dans un village de la région. Jeudi dernier, des habitants du village d'El-Omrane avaient bloqué la circulation et la police était intervenue pour libérer des usagers de la route, dont un arbitre de football, séquestrés par des manifestants qui réclamaient déjà la libération de 12 de leurs proches interpellés mercredi dernier après plusieurs jours de protestation contre le chômage et la précarité. La grogne pourrait s'étendre à toute la région de Sidi Bouzid, le syndicat régional de l'enseignement ayant appelé samedi dernier à une grève des classes pour hier lundi, pour exiger la libération des manifestants interpellés à El-Omrane, l'arrêt des violences policières et des solutions aux problèmes sociaux de la région. Ville déshéritée, Sidi Bouzid, berceau de la révolte qui a renversé l'ancien président Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, qui compte près de 12 000 diplômés, chômeurs accuse le gouvernement d'Ennahda d'ignorer les revendications populaires, en particulier la création d'emplois. La convergence des intérêts de classe nécessite cependant une coordination et une direction que l'Ugtt et les organisations de la société civile, peuvent assurer afin de faire aboutir les revendications des masses déshérités, de vaincre l'intégrisme rampant et de réduire Ennahda à sa juste valeur. A. G.