Cinquante après l'indépendance de l'Algérie, en France, le passé colonial ne passe pas. On l'a encore noté à la faveur des réactions négatives, pavloviennes et électoralistes de l'extrême-droite et de la droite après la reconnaissance par le président, François Hollande, des massacres du 17 octobre 1961. Le fait même que le chef de l'Etat, un socialiste, n'ai reconnu qu'un des massacres de la colonisation, et n'a pas présenté d'excuses officielles, encore moins exprimé la repentance de l'Etat français, renforce ce sentiment que la mémoire coloniale est toujours en France une identité traumatique. Le chef de l'Etat, c'est évident, a évité assez prudemment de pointer du doigt responsables ou coupables, en l'occurrence la police parisienne et ses chefs de l'époque, à leur tête le préfet Maurice Papon. Comme s'il redoutait d'ouvrir la boîte de pandore coloniale ou la fameuse «boîte à chagrin» que le général de Gaulle s'est empressé de fermer avec les textes d'amnistie. Et c'est comme si on redoutait, de manière plus générale, d'inscrire la déploration et le confiteor dans la conscience du pays. Une France incohérente qui a promu contradictoirement l'esclavagisme et les droits de l'Homme. Comme elle a associé défense de l'Algérie «française», massacres et torture, abandon de l'Algérie et soutien massif à de Gaulle, enfin, coopération et néocolonialisme. Mais, aussi modeste qu'il puisse sembler, le récent geste de François Hollande est tout de même un acte politique courageux. En ce sens qu'il démine un peu plus le terrain d'une mémoire lourde qui se décline en mémoires coloniales conflictuelles.
Bonne conscience coloniale toujours active Toujours est-il que beaucoup de plaies sont mal cicatrisées : l'Algérie est restée très présente en France où ce sont, au bas mot, dix millions de personnes qui entretiennent un rapport d'intensité inégale mais constamment connectées à la guerre d'Algérie et l'Algérie indépendante. Et si le temps a favorisé plus ou moins l'apaisement, la bonne conscience coloniale, voire même colonialiste n'a pas pour autant été effacée, puisque pratiquement trois personnes interrogées sur cinq estimaient en 1990 que la colonisation avait été une bonne chose pour l'Algérie et qu'en 2005 on a retrouvé, au pire du débat sur l'article 4 de la loi du 23 février, la même proportion d'opinions pour estimer que les aspects positifs de la colonisation méritaient d'être enseignés ! Et on a même entendu le même refrain, à droite particulièrement, pour dire en octobre 2012 que les Français ont aussi apporté en Algérie quelque chose qui ressemblait un peu à la civilisation. Pourtant, il n'y a jamais eu en France de mémoire nationale de la guerre d'Algérie. Ce conflit fut longtemps un non-dit et un non-lieu. Jusqu'à ce que l'Etat français consente, en 1999, à le nommer bien tardivement une guerre. Ce le fut à l'initiative de parlementaires, généralement de gauche, qui récusaient le «devoir de mémoire», en appelant d'abord à la lucidité et à ce que l'historien Jean Rioux a nommé le «devoir d'intelligence». Dès lors, les rapatriés et, plus récemment, les harkis, regroupés en lobbys actifs, n'ont eu de cesse à imposer aux pouvoirs publics et aux collectivités locales, et surtout ceux des abords de la Méditerranée, terres d'élection de nostalgériques, l'érection de repères mémoriaux. Stèles, musées ou mémoriaux, symboles d'une mémoire ostentatoirement affichée. Jusqu'à ce jour, par exemple, le débat politique sur le 19 mars, jour de la proclamation officielle du cessez-le-feu, n'a pas été tranché. Le célébrer unanimement comme date symbolique à commémorer revenait à l'inscrire dans la logique d'une vraie guerre coloniale, même si le président, Jacques Chirac, a reconnu en 1999 que les euphémiques «événements d'Algérie» étaient finalement une «guerre». Ce à quoi une bonne part de l'opinion française s'est toujours dérobée tandis que les Français rapatriés ont refusé d'entériner une date qui marquait à leurs yeux une capitulation et un déni de leur mémoire douloureuse. En somme, un abandon par l'Etat. Si aucun de ceux qui ont vécu la guerre, et bien souvent leurs enfants, n'a oublié les drames de la séparation sanglante avec l'Algérie, beaucoup n'en ont pas fait encore le deuil. Les uns comme les autres restent murés dans de lancinants souvenirs, cloîtrés dans des mythes rassurants autant que dans les silences officiels des responsables français, de droite comme de gauche, depuis 1962.
Un pays de mémoire lourde «Nous sommes un pays de mémoire lourde. Nous passons une partie de notre temps à commémorer nos libérations et nos victoires, mais aussi nos haines civiles, à remuer le couteau dans la plaie vive de nos rancunes, à reconstruire le passé au gré de nos passions», écrit ainsi l'historien Michel Winock dans Parlez-moi de la France. Pour la France, la guerre d'Algérie aura été le second grand traumatisme national du siècle, deuxième blessure narcissique après la capitulation et l'effondrement de la République en 1940. Non seulement pour le million de rapatriés dont l'Algérie était la mère patrie, et qui sont aujourd'hui la clientèle électorale de la droite et de l'extrême-droite. Mais aussi pour les deux millions d'appelés qui ont participé à la «pacification». Tout compte fait pour tout un pays qui vécut là, entre massacres récurrents et torture systémique et systématisée, le dernier épisode tragique d'une histoire coloniale et d'une gloire impériale à jamais perdue. Aujourd'hui encore, on peut, dans la foulée de Benjamin Stora, voir dans le refoulement de ce drame profond l'origine du «transfert de mémoire» : l'importation, en France métropolitaine «d'une mémoire coloniale» où se mêle la peur du Pied-noir et le sentiment d'abandon qui lui est lié, à tort ou à raison, son angoisse identitaire face à l'islam, son racisme anti-maghrébin et les inhérentes crispations identitaires souvent antagonistes.
La voie vers la «mémoire heureuse» Comme ce fut longtemps le cas à propos de la trahison historique du régime de Vichy, la vérité historique fait encore mal en France, notamment dans la classe politique et dans certains milieux intellectuels, à droite comme à gauche, mais surtout au sein de la droite et de l'extrême-droite Il a fallu un demi-siècle pour qu'un président de droite, en l'occurrence Jacques Chirac admette, en 1995, la responsabilité de l'Etat français dans la rafle du Vel'd'Hiv et dénonce la collaboration de l'Etat avec l'occupant nazi. Il aura fallu aussi longtemps pour qu'un président de gauche, François Hollande, lui-même, reconnaisse la réalité de l'indicible tragédien du 17 octobre 1961.Dans Histoire et vérité, Paul Ricœur, le philosophe du sens et de la subjectivité, faisait justement de la «reconnaissance» la condition de ce «petit miracle, une mémoire heureuse». S'agissant de la colonisation de l'Algérie, le président François Hollande, qui se déplacera prochainement à Alger, en visite officielle d'Etat, a déjà fait un pas. Un pas certes petit mais déjà important sur cette longue voie de la «mémoire heureuse». N. K.