Le président Abdelaziz Bouteflika célébrera à Sétif le 67e anniversaire des massacres du 8 mai 1945. Hasard du calendrier, sa visite dans la ville de Bouzid Saâl, premier algérien mort en ce jour funeste pour le drapeau national, intervient après l'élection du nouveau chef de l'Etat français. Belle opportunité pour rappeler à la France officielle post-6mai 2012 la négation des crimes coloniaux, la mémoire algérienne en souffrance, l'amnistie et l'amnésie officielle en France organisées. On ignore si Bouteflika exigerait du nouveau locataire de l'Elysée une reconnaissance explicite des crimes de la colonisation, des excuses franches ou une repentance en bonne et due forme. En revanche, on connaît ce qu'il pense des massacres du 8 mai 1945. Il s'agit pour lui de «massacres de masse». Une «atroce barbarie». Dans son esprit, si la Shoah possède ses fours crématoires, le 8 mai 1945 algérien dispose de ses «fours à chaux d'Héliopolis» distinctifs à Guelma. Dans un raccourci porteur de charge émotive, le moudjahid Abdelkader El Mali n'a pas manqué de rapprocher les valeurs symboliques des fourneaux respectifs. à ses yeux, les fours du lieu-dit El Hadj Mbarek sont alors «identiques aux fours crématoires des nazis». A un autre moment du souvenir, le chef de l'Etat a parlé de «génocide contre le peuple algérien» et «contre l'identité nationale». Il a alors demandé à son interlocuteur élyséen «un geste qui libérerait la conscience française». Et de revendiquer une «reconstitution historique, réaliste et sincère du passé colonial». On était assez loin d'une exigence inflexible d'excuses officielles ou d'une repentance qui aurait comporté l'humiliant voyage à Canossa ou l'éprouvant épandage des cendres du remord sur la tête. Mais comme la France ouvre chez elle une nouvelle ère politique, la perspective offre donc la possibilité d'écrire une nouvelle page dans le livre des relations algéro-françaises. Rapports parfois crispés, souvent passionnés mais toujours passionnants entre Algériens et Français. Peuples séparés par les saignements mémoriels et les soubresauts identitaires mais réunis par le sang versé et le sang mêlé, la langue en commun et l'économie en partage. S'il porte lui-même un peu du poids de l'histoire commune et de la responsabilité dans l'échec de bâtir un mieux-vivre algéro-français, Bouteflika n'est pas un intransigeant excessif. Il connaît le contexte français. Il sait nécessairement que les crimes de la colonisation relèvent toujours d'un déni officiel qu'explique l'incapacité des élites politiques françaises à achever le deuil de l'empire colonial. Et que pour elles, la perte de l'Algérie est toujours une grande blessure narcissique. Fêlure collective dans un pays où, en dehors de quelques cercles de la raison habités par des historiens et des intellectuels affranchis de toute sujétion et contrainte, on a été incapables de construire une mémoire nationale. La guerre d'Algérie a été longtemps un non-dit et un non-lieu avant qu'elle ne soit officiellement nommée comme telle en 1999. Mais, alors même que les députés ont légiféré sur la mémoire, admettant du coup la responsabilité de la France dans les crimes contre les juifs et criminalisant la négation de la Shoah et le génocide arménien, tout en reconnaissant les méfaits de l'esclavage, les crimes de la colonisation ne sont toujours pas reconnus. Ils ont même été absous grâce à une entreprise légale d'amnésie mémorielle. Le général de Gaulle, qui en fut le premier promoteur, voulait, semble-t-il, fermer la «boîte à chagrins» française. Mais depuis que Jacques Chirac a reconnu comme telle la guerre d'Algérie, quelques progrès sémantiques ont été enregistrés. Ils furent d'abord le fait honorable de lucides diplomates français. Précisément, d'ambassadeurs à Alger. Bernard Bajolet d'abord, qui a affirmé à propos des massacres du 8 mai 1945 que «le temps de la dénégation est terminé.» Avant lui, Hubert Colin de Verdière, lui, les avait qualifiés de «tragédie inexcusable». Dans le sillon creusé par ces deux légats de l'apaisement, à Constantine, le président Nicolas Sarkozy avait estimé que le «système colonial, injuste par nature, fut une entreprise d'asservissement et d'exploitation» Constat réaliste à l'opposé des bienfaits de la colonisation loués par l'article 4 de la loi du 23 février 2005. L'abrogation de cet article n'a pas empêché pour autant le lobbying catégoriel des différents porteurs de mémoires. Mais, avec Sarkozy, le bal de contorsions des mémoires n'a jamais cessé. Par exemple, dans le Midi de la France où la guerre des mémoires autour de la question des musées n'a jamais cessé : ici des stèles des mémoires de harkis, là d'autres pour les pieds-noirs et mêmes pour des anciens de l'OAS. Et si le projet de grand mémorial à Marseille semble pour le moment abandonné, à Perpignan, dix jours avant la visite de Sarkozy en Algérie, en 2007, un «Mur des victimes du FLN» a été érigé en présence du vice-ministre de la défense. Exemple édifiant de l'absence de consensus en France entre les principaux groupes de mémoires. Lobbys actifs qui sont des clientèles électorales de la droite classique et de la droite extrême en voie de contracter un mariage idéologique de raison. A contrepied et en contrepoids, François Hollande a, d'abord au nom du PS, ensuite en son nom propre comme candidat à l'Elysée, porté un regard critique sur la responsabilité historique des socialistes. Ses mots, quoique encore un peu tièdes, sont tout de même plus clairs et plus francs. Ses gestes, comme celui des roses jetées dans la Seine, en signe de reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961 à Paris, sont peut-être la pierre angulaire d'une future entreprise de reconnaissance officielle des crimes, de tous les crimes de la colonisation. Peut-être que le président Bouteflika appellerait cet homme raisonnable et humaniste à un «devoir d'intelligence» au service du devoir de mémoires, enfin apaisées. Complémentaires, à défaut d'être communes. Car, entre Algériens et Français, le passé antérieur est un passé composé. N. K.