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Suite et fin: Le refus de reconnaissance du crime colonial est une seconde violence coloniale
Publié dans La Tribune le 19 - 12 - 2012


Tergiversations française
Ces demandes, exigences, protestations et anathèmes ne trouvent, à très peu de choses près, aucune audience et encore moins de répondant de la part des autorités françaises : le président Jacques Chirac avait opposé un net refus à l'exigence de «repentance»,
qu'aurait avancée le Président Abdelaziz Bouteflika, comme condition d'un traité d'amitié entre la France et l'Algérie. Pourtant, et depuis le reflux colonial et, bien plus tôt, les compensations ou réparations pour crimes contre l'humanité ou crimes de guerre, telles les indemnités allemandes envers les juifs et l'Etat d'Israël à propos de l'Holocauste ; ou encore les réparations et les rituels commémoratifs des rafles des 16 et 17 juillet 1942, et de la déportation des français juifs à partir du Vél' d'Hiv', une certaine progression est observable dans la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français dans les crimes de gouvernement commis en France et à Madagascar en 1947. Dans un discours prononcé le 16 juillet 1995, le Président Jacques Chirac engage - en des termes très durs et sans aucune équivoque- la responsabilité de l'Etat français à travers le gouvernement de Vichy dans la rafle et la déportation des citoyens français de confession juive, vers les camps d'extermination nazis.
Une phrase de ce discours élargit la culpabilité de l'Etat à l'histoire : «Ces heures noires souillent à jamais notre histoire !» Auparavant, en 1993, le président François Mitterrand avait refusé de le faire, tout en instituant la journée du 16 juillet comme journée nationale de commémoration de ces événements et en se recueillant à la mémoire des déportés. Le procès contre le préfet Maurice Papon s'ouvrit en 1983 et ne s'acheva que le 02 avril 1998, avec la condamnation de l'accusé pour complicité de crime contre l'humanité, et pour son rôle actif dans ces déportations. Dès lors, les exigences algériennes de réparation sont devenues non seulement plus fréquentes, mais aussi plus pressantes sur le gouvernement français. Lors de ce procès, la presse algérienne et une petite partie de la presse française avaient avancé la nécessité principielle, éthique et politique d'instruire un autre procès contre Maurice Papon, à propos de son implication directe dans les massacres de nombreux Algériens le 17 décembre 1961 à Paris. Aucune réponse n'émana de quelque autorité que ce soit en France, ni aucune plainte ne fut déposée par les parents ou descendants des disparus torturés, tués par balles ou noyés dans la Seine, et encore moins par l'Etat algérien.
Un autre aspect de ces questions a surgi à travers les lois mémorielles votées par l'Assemblée Nationale. La loi Taubira, votée le 21 mai 2001 porte en son article premier : «La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique et l'esclavage, perpétrés à partir du XVe siècle par les puissances européennes contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l'océan Indien, constituent un crime contre l'humanité.» Cette reconnaissance, si elle a ouvert une large brèche dans le rempart de la dénégation et du révisionnisme d'extrême droite, introduit la possibilité de la manipulation de la mémoire à des fins politiques. Cela ne va pas tarder : une autre loi votée le 23 février 2005 fait l'apologie de la colonisation en son article 4 alinéa 2 et provoque le report sine die de la négociation du traité d'amitié entre la France et l'Algérie. Une fois de plus, la droite de la droite en France sabote toute possibilité de rencontre entre deux sociétés que tout destine à construire une coopération exceptionnelle, tandis que la conjoncture aidant, l'ambassadeur de France Hubert Colin de Verdière à Alger, déclare à Sétif le 27 février 2005 : «Je me dois d'évoquer une tragédie qui a particulièrement endeuillé votre région. Je veux parler des massacres du 8 mai 1945, il y aura bientôt soixante ans : une tragédie inexcusable». Cette déclaration est chaleureusement accueillie par les associations et les journaux comme un début de reconnaissance de tous les massacres commis par la colonisation depuis 1830.
Par contre, lors de la campagne électorale de 2007 pour les élections présidentielles, le candidat Nicolas Sarkozy avait largement développé son refus de la repentance de «la France», pour quelque événement que ce soit concernant la colonisation et la «guerre d'Algérie». Le seul acte de langage officiel fut la condamnation des aspects négatifs du colonialisme par le président Sarkozy, à l'Université de Constantine le 05 décembre 2007, lors de sa visite officielle en Algérie. Cette position minimaliste fut érodée par une déclaration d'Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, lors d'une visite officielle à Alger le 16 octobre 2011.
La position sémantique officielle française est d'une constance certaine : dans presque toutes les déclarations c'est le terme «repentance» qui est systématiquement utilisé pour subsumer l'acte de langage inenvisageable. Au-delà de la droite républicaine, les positions à gauche varient. Dans ces conditions, et au-delà des variations dans l'expression, quel est le locuteur auquel s'adressent
les Algériens, et au nom de qui s'organise le déni ?
Au lendemain de la déclaration du Président Jacques Chirac, à propos de la commémoration de la rafle du Vel' d'Hiv' le 16 juillet 1995, des personnalités politiques remarquables ont pris position : Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des Citoyens, pose ce qu'il appelle la vraie question : «Quelle responsabilité le peuple français doit-il assumer à travers Vichy ? ».
Il récuse le locuteur dont le Président Chirac se veut le porte-parole : l'Etat français, en déniant au gouvernement de Vichy toute possibilité de représenter la France, son peuple, son Etat ou la République. Ce faisant, Jean-Pierre Chevènement externalise l'Etat hors d'une France et d'un peuple dont il dit, par ailleurs, qu'après 1940, il fut responsable collectivement de sa propre exclusion de la guerre et, ainsi, du cours de l'histoire . Il ajoute que, le moyen «de laver sa honte» et exorciser «l'esprit de Vichy» et le renoncement à la nation, serait «une analyse historique objective de ses fautes», en dehors de laquelle, «il ne resterait plus à la France qu'à la [sa honte] noyer dans une Europe sans mémoire, où chaque nation pourrait faire l'économie de son travail de deuil.»
Jean-Pierre Chevènement accomplit ainsi un travail de transfert de la responsabilité de la déportation des Français juifs à «l'esprit de Vichy», et à la «passivité du peuple français» pendant l'occupation, tandis qu'il investit le Général de Gaulle, le préfet Jean Moulin et la Résistance, du principe de la continuité de l'Etat et de la République.
C'est, finalement, et après l'ouverture et la rupture accomplie par le Président Jacques Chirac en 1995, le premier ministre Lionel Jospin qui devait le mieux percevoir l'importance de la question de la mémoire pour la société française elle-même. En des termes très forts, il fait du passé hérité et de la mémoire un des fondements de la République. Le 20 juillet 1997, commémorant la rafle, il annonce la reprise du procès de Maurice Papon en ces termes : «C'est pourquoi, s'ouvrira le 06 octobre prochain, dans la salle des assises du Palais de Justice de Bordeaux, le procès de Maurice Papon.» Surgit, ici, un autre problème :
Comment et pourquoi, malgré des avancées remarquables vers la prise de conscience du déséquilibre dans les relations de société à société et d'Etat à Etat, les autorités françaises singularisent-elles l'histoire de ses relations avec son ancienne colonie, au point de prolonger d'un demi siècle le déficit symbolique qui frappe la société algérienne à propos de la mémoire, de la mémorisation et de la commémoration ?
De fait, le déni obstiné de la repentance ne repose sur aucun fondement objectif. Les autorités algériennes officielles, soit le président de la République algérienne, ni la société civile n'ont jamais réclamé, demandé ou exigé quelque repentir ou repentance que ce soit. La langue arabe étant la langue officielle de l'Etat algérien, jamais le vocabulaire politique officiel n'aurait osé utiliser le mot tawba ou taouba qui traduit exactement le mot français repentance. Tawba ne peut être utilisé que dans un texte ou un contexte éminemment et exclusivement religieux. D'un autre côté, d'une institution à l'autre, du citoyen à la presse et aux partis, la sémantique concernant cette question est variable. De la dureté du verbe du parti du FLN - fût-il au pouvoir-, au langage diplomatique de l'Etat, c'est plutôt deux termes qui reviennent le plus souvent : i'tirâf ou i'tidhêr ou isti'dhêr, soit : reconnaissance et excuses ou regrets, le plus souvent non cumulées, tandis qu'il est rare que le terme réparations soit utilisé. L'insistance itérative des responsables politiques français, de tout bord, investie dans le mot repentance renvoie à une impossibilité principielle d'aller vers quelque repentance que ce soit. L'impression forte est que le caractère profondément religieux et contraignant de cette notion heurte tout aussi profondément les consciences d'une société laïque, et dont la culture politique est anticléricale depuis plus de deux siècles. À ce titre, elle est perçue comme une auto flagellation.
Le refus du repentir, terme que personne, par ailleurs, ne demande sur la rive sud de la Méditerranée, est fondé sur une conception catholique de la justice et, ainsi, sur une conscience aiguë du péché originel : le repentir appelle mécaniquement une réparation sous forme de pénitence, et fait donc appel à une médiation, à un juge. La repentance vient de la racine latine poenitere, qui a donné pénitent et pénitence et, ainsi, punition. Elle suit une faute, un péché. Le pécheur est un élément du système symbolique, en tant que croyant et adhérant actif, qui transgresse une règle ou un commandement sacré et instituant, qui met en danger l'institution elle-même. Le système se protège par l'élimination du coupable jugé tel, ou bien en le mettant en situation de dédoublement : c'est la même personne qui commet le péché et qui reconnaît l'avoir commis, devant un tribunal religieux. Le péché se paie ou se répare par une expiation qui doit être à la hauteur de la rédemption ou de la rémission attendue. Ce principe est assez violemment exprimé par Hegel dans cette «sentence» devenue emblématique : «La punition est un droit par rapport au criminel lui-même».
En l'occurrence, entre la France et l'Algérie, il n'y a pas de Tribunal Pénal International, mais ce qui est devenu une tradition de reconnaissance des responsabilités qui s'installe à propos, d'abord, du martyr des Français juifs, de l'esclavage et du massacre des Malgaches en 1947 d'une part, et un déni absolu pour l'Algérie, d'autre part. Pour la tradition, ce n'est pas la France qui reconnaît
une culpabilité, mais l'Etat français qui reconnaît sa responsabilité dans un crime vécu comme une souillure indélébile dans son histoire. Sur la base du principe de continuité de l'Etat - principe que Jean-Pierre Chevènement renie à propos de l'Etat de Vichy, dont pourtant c'est officiellement le nom- l'Etat français fait voter «la loi Taubira» qui assimile l'esclavage - tout esclavage- à un crime contre l'humanité. C'est l'Etat français, par la voix du Président Jacques Chirac qui endosse la responsabilité des massacres d'Antananarivo dans l'île de Madagascar.
C'est, en même temps, l'Etat français, qu'exprime un gouvernement précis, qui refuse de reconnaître sa responsabilité dans les massacres de Sétif et de Guelma le 08 mai 1945 et les jours qui suivirent, qui a refusé la mise en examen du préfet Papon pour les massacres du 17 octobre 1961, qui refuse toujours de reconnaître l'exercice officiel et systématique de la torture.
Le problème est que les excuses et la reconnaissance des massacres demandées par l'Algérie, l'est à la fois pour le colonialisme et la colonisation en général, et pour des faits singuliers précis et datés comme ceux du 08 mai 1945 et du 17 octobre 1961, sans que l'on sache qui demande quoi exactement et officiellement. Plus l'objet de la demande ou de l'exigence est général et plus il est abstrait. La France, en l'occurrence, ne peut être tenue pour le responsable des faits cités, car y sont désignés toutes les Françaises et tous les Français, y compris les générations d'après-guerre, les «porteurs de valises, les partis politiques opposés à la guerre, les déserteurs,
les populations favorables à l'indépendance, les innombrables intellectuels et universitaires, instituteurs, et même Henri Alleg, Maurice Audin, Fernand Yveton, Francis Jeanson, Frantz Fanon, Pierre et Claudine Chaulet, les Français juifs et «Pieds noirs»
ayant milité dans le FLN, soit le peuple français. Ce sont des gouvernements de gauche et de droite, c'est à dire l'Etat français, dans sa continuité institutionnelle comme polices, gendarmerie, armée, prisons, tribunaux, assemblée nationale, sénat, etc., depuis 1830, qui doivent être interpellés.
Au-delà, toutes les diatribes, échanges en langage diplomatique et le plus souvent en langue de bois, fâcheries, sourires, malentendus, coopération intense et dans tous les domaines par-dessus les acrimonies, sous-entendus, menaces, etc., l'Etat français a mis presqu'exactement autant de temps à reconnaître sa responsabilité entière dans la déportation de plusieurs milliers de Français juifs en juillet 1942, que les autorités de l'époque livrèrent aux nazis, qu'il a mis de temps à commencer à reconnaître un autre fait symbolique majeur, au plus haut niveau de l'autorité : en effet, le 17 octobre 2012, le Président François Hollande, s'exprimant au nom de
la République française, déclare :
«Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression.
La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes.»
Un demi siècle a été nécessaire pour que commencent à se cicatriser les plaies et pour que la mémoire partagée commence à germer et, ainsi, à initier enfin une histoire commune écrite de part et d'autre de la «mer du Milieu» de manière indépendante et sereine.
L'Etat algérien - et non des partis, associations et organisations- ne se présente pas comme demandeur d'excuses ou de repentance mais comme créancier d'une dette du sens complexe, dans laquelle est impliqué l'Etat français comme débiteur. Cette dette est clairement formulée sous la forme d'une attente de reconnaissance des violences de toute nature exercées sur la société algérienne. Le langage diplomatique n'est pas celui - officieux- de la société civile. L'attente inscrit, en son essence, un échange : en mettant l'Etat français à l'aise par rapport à la société civile et à l'opposition parlementaire en France, la diplomatie algérienne reste sur la réserve quant à la «normalisation» de ses relations tumultueuses avec son homologue française. L'attente ne peut se transformer en coopération exceptionnelle et /ou stratégique que si elle est comblée. Ce qui se joue, depuis cinquante ans, dépasse, en son essence, le simple principe de demande ou d'attente d'excuses.
La société algérienne, dans son ensemble, et pas seulement l'Etat ou le mouvement associatif, ressent l'absence de reconnaissance de la responsabilité de la violence totale qui lui a été faite, pendant un siècle et tiers, comme une profonde atteinte à l'essence même de son existence, à la représentation d'elle-même, à la relation aux autres parties de l'humanité et à l'essence de sa relation existentielle à l'ancienne puissance coloniale. Ce refus est vécu comme une seconde violence encore plus radicale que la violence coloniale ou la violence guerrière : comme si la colonisation continuait par d'autres moyens. L'ancienne puissance occupante est encore perçue comme illégitimement et intempestivement arrogante, négationniste et méprisante - la conséquence étant que les relations de société à société et d'Etat à Etat continuent, sous une autre forme, à être de dominant à dominé. Le sentiment de profonde injustice et d'inégalité
radicale se double de l'impression que l'Etat français entretient une relation de supérieur à inférieur, et continue à nier l'indépendance de l'Algérie, en se comportant comme s'il était encore et toujours le maître en la demeure.

Le devoir de reconnaissance
Ce qui se joue encore, c'est donc la perception de soi, l'identité et la différence, le destin de la société algérienne tout entière.
C'est à ce niveau qu'une coopération exceptionnelle entre égaux est possible. C'est ce vécu qui explique que le langage de soi à soi, lorsqu'il s'agit de la perception de son histoire contemporaine, est un langage contre l'autre : la puissance coloniale. La reconnaissance des violences exercées par la puissance coloniale équivaudra à la reconnaissance de la société et de l'Etat algériens par la société et l'Etat français comme société égale, souveraine et maîtresse de son propre destin. C'est à cette condition immensément symbolique qu'une communauté de destins est possible.Pendant plus d'un demi-siècle, les archives du Gouvernement général de l'Algérie, puis du Ministère de l'Algérie, les archives des Ministère français de l'intérieur des Affaires étrangères, de la Défense nationale, comme les archives du Gouvernement provisoire de la République Algérienne, du Front et de l'Armée de Libération Nationale, ont été prises en otage : c'était et c'est encore un instrument de souveraineté, de pouvoir et souvent de propagande. La responsabilité, des deux côtés de la Méditerranée consiste à ouvrir les archives aux historiens et au public intéressé, toutes les archives, et à donner les moyens, tous les moyens, aux chercheurs professionnels pour connaître et faire connaître l'histoire, et donner de la matière à la construction de la mémoire de ce liquide amniotique qu'est la Méditerranée occidentale.
La responsabilité reconnue procède d'un acte de liberté, soit d'un acte d'éthique universelle envers soi-même et envers l'autre.
Le déni de sa propre implication dans la destruction de l'autre est un déni de sa propre histoire et surtout de sa propre historicité.
La repentance est un acte de contrainte, de contrition ou d'attrition, punissable par une transcendance supra humaine.
La responsabilité reconnue grandit et libère le responsable qui répond de ses actes et les endosse comme étant siens face à l'autre. La repentance humilie en référence à un péché religieux et appelle à pénitence.
La première est politique ; la seconde procède du sacré. C'est de politique qu'il s'agit, au sens du «taM-Dî-Ne»
d'Ibn Khaldoun et de la «polis» de Platon, c'est à dire l'institution de la civilisation humaine.
La dénégation permanente de la responsabilité de la violence faite à l'autre par l'Etat français serait une dénégation des droits de l'Homme et de leur portée universelle, dont la France se veut la matrice première, une dénégation de l'universalité de la condition humaine.
Ce serait alors une atteinte aux principes fondateurs de la Révolution Française, de la République Française, de l'Histoire dont la société française se glorifie. Quelle crédibilité aurait alors la France par rapport à elle-même ?
Par rapport à l'Humanité toute entière ?
A. B. N.
*Professeur à l'Université de Perpignan, chercheur associé au CNRPAH d'Alger


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