Depuis le 8 octobre vont être successivement désignés les lauréats pour les prix Nobel. Smoking et robes de soirée ne seront sortis que plus tard, début décembre, lorsque les institutions du Nobel donneront réceptions et dîners, en amont de la grande cérémonie de remise des prix qui aura lieu le 10 décembre, date anniversaire de la mort du fondateur Alfred Nobel. Médecine, physique, chimie, paix, littérature et sciences économiques, le Nobel récompense les grandes découvertes et les grandes oeuvres de l'humanité: mais pourquoi ne récompense-t-on pas l'art ou les mathématiques? Lorsque les journaux français confondent Alfred avec son frère Ludwig, mort à Cannes en 1888, et titrent «Le marchand de la mort est mort», Alfred Nobel s'inquiète: quelle image va-t-on garder de lui après sa mort? L'inventeur de la dynamite décide alors dans son testament de léguer toute sa fortune pour la création d'un prix portant son nom, qui sera décerné aux personnes ayant œuvré pour la paix. C'est l'interprétation la plus répandue, mais personne ne connaît exactement les raisons de la création de ce prix. Dans son testament, écrit de sa main sans reconnaissance légale, le scientifique aurait demandé la création d'un «fonds pour le progrès de la science, grâce auquel seront remis des prix ouverts au monde entier», sans en expliquer les modalités concrètes d'attribution. Cinq récompenses doivent alors être décernées dans les champs de la médecine, la physique, la chimie, la construction de la paix et la littérature.Mais pourquoi ne pas avoir créé un prix pour les mathématiques? La rumeur dit que c'est parce que sa femme l'aurait quitté pour un mathématicien. En réalité, les biographies ne font état d'aucun mariage du scientifique. Beaucoup en ont alors conclu que l'homme considérait les mathématiques comme inintéressantes car trop théoriques.
Le Nobel d'économie, une nouveauté contestée Quelques décennies plus tard, en 1968, un prix Nobel d'économie en mémoire d'Alfred Nobel est créé par la banque de Suède pour son 300e anniversaire. Ce nouveau prix a été depuis très critiqué, par certains lauréats et par une partie de la communauté académique qui considère qu'il a été motivé par des raisons purement stratégiques: c'est par exemple ce que dénonce George Corm, entre autre consultant en économie et en finance, dans un livre intitulé Le nouveau gouvernement du monde : idéologie, structures et contre-pouvoirs. De la même façon, Jean-Louis Marie, professeur de sciences politiques à Sciences Po Lyon, affirme que «le prix Nobel d'économie a été créé dans une visée politique et idéologique précise: diffuser les schémas néo-libéraux. C'est dans ces années-là que se produit le tournant néo-libéral: l'idée de sortie du keynésianisme et de diminuer le poids et le coût de l'Etat». Mais cette vision du Nobel d'économie comme cheval de Troie du néolibéralisme est vivement combattue: dans leur ouvrage Les prix Nobel d'économie, les économistes Jean-Edouard Colliard et Emmeline Travers estiment ainsi que le prix raconte essentiellement «l'histoire de l'économie mainstream» et ne récompense pas «nécessairement des auteurs néoclassiques [...] et certainement pas “libéraux” ou “néolibéraux”». Sa récente création «s'inscrit dans un travail de standardisation et de professionnalisation de la discipline économique», estime de son côté Jacqueline Percebois, professeur à l'université Aix-Marseille 1: la première récompense a d'ailleurs été décernée à Ragnar Frisch et à Jan Tinbergen, deux économètres qui avaient tenté de montrer dans leurs travaux l'importance du traitement mathématique et statistique de l'économie.
Quand Gore réclamait un prix pour l'environnement Mais si la banque de Suède a pu créer un prix, même si celui-ci est contesté, pourquoi ne pas en créer un nouveau dont les récompenses iraient à des réalisateurs, des peintres ou des photographes, par exemple? «La culture n'a pas d'enjeux stratégiques ou économiques. Les prix Nobel couvrent déjà beaucoup de champs, ajoute Jean-Louis Marie. Mais surtout, le monde de la culture est trop diversifié pour fournir une action cohérente.» Merci Olsson, directrice du marketing et des communications de la fondation Alfred Nobel, donne elle une réponse plus simple : «Une fois seulement un prix a été ajouté. [...] Le conseil d'administration a ensuite décidé de garder les cinq prix originaux intacts et de ne pas permettre l'ajout de nouveaux prix». «Au début des années 1990, nous avons été contactés par un homme politique américain qui souhaitait instituer un prix Nobel de l'environnement, racontait au Monde il y a deux ans le directeur de la Fondation, Michael Sohlman. Nous avons refusé. Finalement, cet homme politique a été récompensé à sa manière, en obtenant le prix Nobel de la paix. C'était Al Gore.» L'idée d'ajouter de nouveaux prix se conçoit encore moins en période de crise, où le gâteau à partager entre les lauréats est plus petit: la fondation Nobel a annoncé en juin dernier une réduction de 20% du montant des prix, stable depuis 2001, et qui vont passer de 1,3 à 0,9 million d'euros. Alors, à défaut d'avoir littéralement un prix Nobel, d'autres disciplines profitent au moins de sa réputation: de nombreux prix ont été peu à peu qualifiés d'«équivalents du prix Nobel», comme le prix Pritzker pour l'architecture ou la médaille Fields pour les mathématiques. Et, à défaut de prix Nobel, ceux qui aiment rire avec la science peuvent au moins profiter depuis plus de vingt-ans de son petit frère parodique, l'Ig Nobel. F. A. In slate.fr