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Entre fétichisme et désespérance (4)
Salon du livre
Publié dans La Tribune le 20 - 11 - 2008

Mais 1986, c'est aussi un moment fort de la rupture avec l'ambition de réformer la société à partir d'un projet révolutionnaire tellement équivoque que les mêmes mots désignaient des idéologies et des buts complètement différents. C'était un infitah (ouverture) qui ne disait pas encore clairement son nom et le choix encore honteux et confus d'un passage à l'économie de marché ne s'assumait pas jusqu'au bout pour différentes raisons. L'abandon de l'étatisme dans la gestion de l'économie et des besoins de la société ne se traduisait pas clairement par un changement d'axe au plan culturel. Pourtant l'urgence était là. En dehors de la revendication berbère, le travail des islamistes pacifique parfois mais le plus souvent violent, les émeutes récurrentes dans les villes, l'agitation des campagnes dont la population a appris à couper les routes et parfois à «vider» les camions chargés de grains, une délinquance inédite dans les villes qui consistait, sous la menace, à piquer des Stan Smith à des jeunes, l'indifférence croissante des populations à l'endroit des discours et des activités officiels, le mécontentement dans les usines montraient que la société ne supportait plus un Etat dont elle ne reconnaissait plus la nature.
D'immenses changements culturels s'opéraient sous des yeux incapables de les voir. Et pour cause !
Leur conception de la culture, simple reconduction des classifications bonnes pour la colonie, ne les empêchait pas seulement de voir la composante, réelle, scientifique et technique à laquelle la révolution scientifique et technique, la cybernétique, la robotique, les biotechnologies puis le numérique allaient donner un poids considérable non seulement dans la production matérielle mais aussi dans les arts et dans une alliance, inédite en apparence, de la science et des arts. Leur conception les empêchait aussi de voir qu'au cœur de toute culture se love la question de l'identité et de l'Etat. Toute culture dans et par ses contenus légitime les rapports sociaux en leur état ou les délégitime. Mais cette vision idéologique qui postulait à une refonte de la société comme s'il s'agissait de pâte à modeler les empêchait également de voir le caractère autonome de ces mouvements qui exprimaient des transformations et des mutations sociales objectives, profondes mais contrariées dans leur formalisation et leur verbalisation. Tout cela était l'œuvre des berbéristes, des communistes, des islamistes. Bref, tout cela était la traduction d'une pure volonté de groupes d'individus et d'opposants. On pouvait croire à la création ex nihilo, une création artificielle d'une expression et d'un mouvement politique ? Oui, on y croyait. D'ailleurs, on y croit toujours puisque des hommes et des femmes qui ont toutes les apparences de la normalité croient pouvoir créer des réalités
politiques à partir de communiqués.
Trois faits me semblaient à l'époque décisifs pour comprendre ce que je tenais pour des modifications culturelles profondes. Le premier est l'absence d'accompagnement de la formidable modernisation technique de l'Algérie. On ne pouvait introduire des usines, des équipements et des outils à une telle ampleur sans aider les gens à les situer dans une histoire, un sens, une réalité humaine sinon ces outils et ces techniques allaient apparaître sous une forme aliénante, magique, anormale. Deux anecdotes peuvent illustrer ce propos. J'assiste en 1984, dans la cour du ministère de l'Enseignement supérieur, à une scène ahurissante : un directeur central faisait à d'autres directeurs centraux et à des conseillers la découverte d'une commande à distance de verrouillage et de déverrouillage d'une voiture qu'il venait d'importer. A l'entendre, j'étais ahuri. Il n'en parlait pas comme d'une application technique de l'électronique, une application bien commode par ailleurs mais comme d'un truc magique qui transmettait sa volonté à la voiture. Ahurissant et c'est habité par cet esprit magique, ce proto fétichisme qu'il participait à un ministère chargé des sciences.
La deuxième anecdote concerne la floraison de pneus sur les ronds à béton dans les bâtisses individuelles en construction. Je finis par comprendre que, pour les personnes concernées, le pneu qui est circulaire représente le cinq en chiffre arabe ou hindou, je ne sais plus. C'était les «cinq dans vos yeux». Le cinq contre le mauvais œil comme c'est le cas aujourd'hui avec les CD dans les voitures. Je découvrais concrètement, in vivo, comment une culture pouvait digérer des inventions techniques tout à fait rationnelles et terrestres pour les «fonctionnaliser» dans ses propres magies, les délester complètement de leur sens technique et matériel pour se les restituer. Attention, c'est une attitude d'évitement devant les problèmes que posent ces inventions, problèmes des rapports entre l'homme et la nature. Fonctionnaliser ainsi ces inventions, c'est leur dénier leur caractère de création humaine, c'est les recycler dans une autre vision du monde. Le spectacle continue aujourd'hui puisque, pour échapper au même problème, des propriétaires de bus ou de camion écrivent bien en évidence : «Ceci [leur véhicule] est une grâce de Dieu.» Etonnant de voir cela sur un véhicule allemand ou japonais ou même chinois ? Pas du tout ! La formule met hors circuit l'intervention de l'homme pour en revenir à cette idée apaisante et surtout protectrice que l'homme reste pour sa fortune et ses découvertes tributaire de Dieu seul. La formule a l'avantage, en plus, de ne plus rendre compte aux autres hommes. Je ne découvrais pas cela, tout cela, tout seul. Mes lectures sur le rapport de l'outil à la culture m'y avaient beaucoup aidé. L'«invasion» technologique par l'industrialisation allait produire des chocs culturels en modifiant les outils et en mettant brutalement et sans accompagnement notre société avec eux d'autant qu'ils n'étaient pas sans conséquences sociales.
Le deuxième fait majeur est que, dans cette très courte période, l'exode rural organisé par l'armée coloniale pour vider les zones interdites, retirer l'eau au poisson de l'ALN, accentué par le retour des réfugiés allait s'aggraver plus le poids d'autres contraintes qui pèseront sur les campagnes. L'indépendance a empli Alger de ces roseaux soustrayant symboliquement les femmes aux regards des hommes qui n'étaient plus «tenus» par les itinéraires des villages. Ces roseaux mettront des années à disparaître mais ils indiquaient bien quelles blessures culturelles, peut-être narcissiques, pouvaient ressentir ces ruraux et quelle image d'une ville-Babylone pouvait leur donner Alger. Les jeunes citadins que nous étions pouvions en rire car nous savions qu'en ville les choses ne se passaient pas comme cela pour le sexe. Nous avions l'excuse de l'âge. Nous n'avions surtout pas la culture, l'instruction et la formation suffisantes pour comprendre que nous assistions à un épisode inattendu de la guerre des sexes qui avait jusque-là donné la victoire et la suprématie à l'homme. L'exode rural, en modifiant les conditions et les formes d'habitat et d'existence, agissait directement sur les projections matérielles qui «fixaient» la domination de l'homme sur la femme. Or, cette question concerne l'un des remparts les plus
résolus que notre peuple -hommes et femmes confondus- a opposé au colonialisme dans ses tentatives incessantes de modifier la structure familiale, d'agir sur les femmes pour tuer la résistance, etc. Il s'agit bien d'une question extrêmement sensible et douloureuse. Elle sera au cœur dans ces années 1980 de toutes les campagnes du salafisme.
Enfin, en ces années 1980, l'école algérienne, par sa massification, produisait ses premiers résultats révolutionnaires -et j'insiste sur cette qualification- : les jeunes filles accédaient de plus en plus nombreuses à l'université, elles étaient médecins, pharmaciennes, sociologues ou psychologues, enseignantes, ingénieurs, journalistes. Elles occupaient l'espace social, le féminisaient, le modifiaient et modifiaient leurs rapports avec les hommes. Le caractère massif de cette révolution effrayait les femmes elles-mêmes, exacerbait le conservatisme et poussait à produire tous les discours et les métalangages qui pouvaient rendre à la fois supportable et irréversible cette transformation. Or, le salafisme, de ce point de vue, fournissait les arguments les plus consolateurs pour la société. La compréhension littérale du Coran allait servir à désarmer les valeurs patriarcales en opposant à ses rites les seules obligations légales. Nous assistions en direct, pour ceux qui voulaient voir, à une des ruses les plus tortueuses de l'histoire : faire appel à la religion de la société pour la pousser à changer ses pratiques.
L'action d'un ministère de la Culture devait-elle entendre et aider ces transformations ? Devait-elle se défaire de «tâches d'Etat» pour se mettre au service de la société ?
Certainement. Très certainement. D'autant que la mode à l'époque était (et reste) à la création des maisons de la Culture. Or, Malraux et de Gaulle ont travaillé ce concept pour traiter le même problème.
Avec la modernisation de la France que de Gaulle avait enclenchée, l'exode rural avait gagné une ampleur sans précédent dans ce pays.
Les maisons de la Culture ont été aussi conçues pour aider à intégrer les nouveaux et jeunes citadins dans les circuits de la vie citadine par l'art, la création, les activités culturelles. Elles renforçaient le travail des institutions citadines plus classiques. Je ne sais plus quelles modifications elles ont connues par la suite mais elles ont à l'époque joué un grand rôle. On pouvait interpréter ou espérer que nos maisons de la Culture poursuivaient des buts aussi clairs. Pas du tout. Aucun haut fonctionnaire ne savait exactement à quel but social majeur elles répondaient. Je découvrais avec désespoir qu'elles étaient conçues comme des maisons de jeunes améliorées, c'est-à-dire le ping-pong en moins, une organisation et une dotation budgétaire qui permettaient juste de donner des indemnités de misère à des animateurs ou des maîtres de dessin et de musique, aucune vision du travail vers les enfants, les jeunes, les femmes, les rencontres avec les créateurs et la création, etc. etc. Bref, comme Riadh El Feth relevait du mimétisme stérile, nos maisons de la Culture ne relevaient pas de nos besoins bien pensés et mesurés mais du pur mimétisme.
La France habitait les têtes de nos responsables de la culture. L'Algérie s'agitait dans le corps social.
Elle s'opposait comme elle le pouvait à cette étrange situation dans laquelle les mythes anticoloniaux ossifiés en idéologies identitaires nous empêchaient désormais d'accéder à notre être. L'Etat s'était construit contre la société. Il devenait l'adversaire de la nation.
M. B.


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