Notre histoire présente, plus de 50 ans après, est liée à ce passé que nous n'avons pas assez gardé vivant en notre mémoire. Les témoins et acteurs d'un passé glorieux, porteurs d'une mémoire qui représente une histoire de sacrifices et une doctrine libératrice, savent qu'il n'est pas évident de garder des souvenirs vivants d'un parcours de combattants, de moudjahiddine et de militants, notamment à une époque de ruptures des liens sociaux, de l'écart visible entre les générations et écart flagrant entre les promesses et la réalité. Mais plus encore, tirer des leçons que les générations actuelles et futures doivent méditer, en particulier, à l'heure de la panne en matière de projet politique. Il n'y a pas d'avenir sans mémoire. Aujourd'hui, chacun est convié par l'histoire à des rendez-vous de la mémoire d'événements fondateurs, pour l'Algérie, c'est la révolution du 1er Novembre. Référence du patriotisme pas assez méditée, même si certains aspects répétitifs de la commémoration sont visibles, et qui, au vu des monopoles, voire des instrumentalisations, ne retiennent pas l'attention des jeunes, parfois exaspérés. Une révolution qui a défié et vaincu l'injustice, une des plus glorieuses guerres de libération des temps modernes, fut ascendante. L'accélération du soulèvement, le 20 Août 1955, par les armes, la relance de la mobilisation par la doctrine politique le 20 Août 1956, date de la tenue du Congrès de la Soummam, la participation en 1955 à la Conférence afro-asiatique de Bandung, acte initiateur du mouvement des non-alignés, le saut politique par la création du premier Gouvernement provisoire de la République algérienne en septembre 1958, au Caire, en sont des exemples, parmi d'autres, des moments décisifs. Notre histoire présente, plus de 50 ans après, est liée à ce passé que nous n'avons pas assez gardé vivant en notre mémoire, et dont on n'a pas assez tiré les leçons. Il y a un demi-siècle, une histoire, avec ses ombres et ses lumières, s'est écrite. Se souvenir est le maître mot des témoins. Nombre de jeunes affirment que ce message semble comme vidé de son sens, de par les abus multiformes de l'usage du passé. La question majeure est de comprendre quel projet de société sous-tendait la Révolution qui puisse nous aider aujourd'hui? Le contexte historique Le soulèvement a été le résultat d'étapes historiques de la vie du peuple algérien et de l'évolution de l'histoire mondiale. Le contexte politique du Monde, à la veille du 1er Novembre était paradoxal. D'un côté, les forces d'émancipation, dans certains pays, s'activaient, s'engouffrant dans la brèche de la fin libératrice de la Seconde Guerre mondiale, d'un autre côté la colonisation française redoublait de férocité, refusant d'entendre les voix des Algériens. D'autres forces coloniales à travers le monde, acceptaient des formes d'émancipation pour les peuples dominés. Mais le colonialisme de peuplement, que subissait l'Algérie, refusait toute ouverture. Les massacres de Mai 1945 témoignent de l'aveuglement criminel de l'époque. Sur le plan intérieur, les différents mouvements nationaux relativement soucieux d'émancipation, durant la première moitié du XXe siècle, malgré leurs bonnes intentions, se limitant à des formes d'agitations, parfois populistes, parfois élitistes ou corporatistes, n'arrivaient pas à mobiliser, ni à faire face aux défis de fond posés par la colonisation. Heureusement que, durant plus d'un siècle, après la fin de l'héroïque résistance de l'Emir Abd El-Kader, les turuqs soufis, notamment dans le monde rural, tout comme la nahdha, le mouvement du réformisme, en particulier en milieu urbain, à partir des années trente, et d'autres mouvements nationaux, chacun à sa manière, assuraient la veille de la nationalité et gardaient vivants, dans le coeur du peuple algérien, les valeurs ancestrales, l'identité et l'amour de la patrie. Dans le tourment, à l'extérieur, des lueurs d'espoir luisaient à l'horizon, comme les batailles remportées par des peuples amis dominés en Asie, notamment au Vietnam et les actions pour l'indépendance des pays frères sous tutelle et protectorat, comme en Tunisie et au Maroc. La Ligue des Etats arabes fondée en mars 1945, avec la bienveillance du gouvernement britannique, suivie par la révolution des officiers libres en Egypte, en juillet 1952, allaient aussi contribuer, sous des formes diverses et un tant soit peu, à la naissance du nationalisme arabe et de la solidarité d'autres nations. Sur le plan des idées, des chercheurs et des intellectuels engagés, de Frantz Fanon à André Mandouze, de Germaine Tillion à Jacques Berque, allaient accompagner, chacun selon son inspiration, le mouvement national. Des chrétiens, attachés à l'idéal de justice, comme l'islamologue Louis Massignon, et du dedans le cardinal Duval, et des progressistes, comme ceux du réseau Jeanson, vont soutenir activement l'indépendance de l'Algérie. En conséquence logique et historique face aux ténèbres de l'occupation, face à un système colonial aveugle, exploiteur, aux relents génocidaires et un mouvement national en crise, et par-delà, parfois, des expériences d'amitié et de partage, aux parfums de «l'Andalousie», entre des populations aux origines diverses, souvent elles aussi dominées par un système rapace, les patriotes conscients de la nécessité de passer à une étape qualitative, à l'action directe, à la défense de l'intérêt national, les forces révolutionnaires algériennes ont compris, en tant qu'avant-garde, que seule la lutte armée, contre le système colonial, qui renouerait avec celle de l'Emir Abd El-Kader, sous des formes liées aux nouvelles conditions et à l'évolution, était la solution. Aucune autre solution n'était possible, le combat armé s'imposait de manière incontournable. La voie était fondée sur des principes révolutionnaires clairs: une lutte armée organisée et non une révolte anarchique, dépassement de tous les clivages anciens, élargissement à toutes les catégories de la société et à toutes les énergies, à tous les mouvements politiques, avec comme objectif principal: l'indépendance nationale. L'appel du 1er Novembre reposait sur un axiome fondamental: «La libération de l'Algérie sera l'oeuvre de tous les Algériens et non pas celle d'une fraction du peuple algérien.» L'Algérie,sous la bannière du Front de libération nationale, renoue avec sa longue tradition de résistance nationale ancestrale de Jugurtha à l'Emir Abd El-Kader, de Fatma Nsoumer à Mokrani, contre l'invasion, l'extermination, la destruction et les injustices de l'occupant. Le processus de la résistance qui ne s'est jamais vraiment éteint durant plus d'un siècle, même si l'emprise coloniale était forte et nombre d'esprits résignés, s'est poursuivi sous des formes indirectes, isolées ou improvisées, jusqu'au déclenchement de la résistance armée directe de Novembre 1954. L'épopée de Novembre naquit du désespoir, de l'accumulation des tragédies, du rejet du racisme et de l'exploitation et de la nécessité de défendre la fierté et la dignité contre le mépris et l'humiliation. C'était le soulèvement de la conscience d'une nation contre les crimes de la domination et de l'occupation, contre la guerre imposée au peuple algérien depuis 1830. Une guerre totale et une occupation coloniale brutale ont été imposées au peuple algérien musulman. Le combat fut le destin des fils de l'Algérie, la responsabilité historique de la génération de Novembre a relevé le défi sur la base de l'unité du peuple algérien. L'Appel du 1er Novembre est limpide à ce sujet: «Le but d'un mouvement révolutionnaire étant de créer toutes les conditions d'une action libératrice, nous estimons que, sous ses aspects internes, le peuple est uni derrière le mot d'ordre d'indépendance.» Il est clair que cela n'était ni une guerre ethnique, ni une guerre de religions, ni une guerre de classes, pas même une guerre contre le peuple français: ici aussi l'Appel du 1er Novembre est précis: «Plaçant l'intérêt national au-dessus de toutes les considérations...,conformément aux principes révolutionnaires, notre action est dirigée uniquement contre le colonialisme, seul ennemi et aveugle, qui s'est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de lutte pacifiques.». En même temps, il est clair aussi que le ciment du peuple algérien, son catalyseur et son âme, était l'Islam de toujours, à mille lieux des dérives et des crispations observables aujourd'hui dans le monde arabo-musulman. La liberté et la dignité étaient l'objectif. Pour cela, compter sur soi, lutter par tous les moyens et rassembler toutes les énergies du peuple algérien était au coeur de la vision révolutionnaire. L'intensification de la colonisation, puis la guerre de Libération, la gravité de la situation, les perspectives d'avenir ont naturellement amené la direction de la lutte armée, à développer, adapter et approfondir la stratégie la doctrine et le programme. L'appel du 1er Novembre, le congrès de la Soummam, les différentes résolutions de la direction politique se voulaient, tous ensemble, une doctrine, un projet et une stratégie, de réaffirmation des aspirations du peuple algérien. Même si tout n'était pas évident ou transparent, ils représentaient des références à méditer, des objectifs à atteindre et des voies et moyens à mettre en oeuvre pour l'inéluctable indépendance et au-delà. L'action patriotique et anticolonialiste était en marche. Elle forçait l'admiration de l'opinion mondiale et mobilisait de plus en plus le peuple algérien. L'idée de doctrine, de projet n'était pas secondaire; à chaque étape, l'avant-garde du mouvement, non sans difficultés et parfois des divergences, mais avec détermination, rappelait et précisait la situation politique et évaluait et traçait les perspectives générales, fixait les moyens d'action et de propagande. L'organisation de la lutte armée, ne l'oublions pas, reposait sur des principes démocratiques comme: direction collégiale, absence de privilèges particuliers, action décentralisée, coordination et unité dans les rangs. En somme, ce fut une impulsion décisive et une organisation approfondie de la résistance armée ancestrale, dont la force résidait sur de larges bases populaires. Le principe l'Algérie pour tous les Algériens sous-tendait la vision. L'Appel du 1er Novembre précise les objectifs: «La restauration de l'Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques. Et le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions.» Quelles que soient les contradictions internes, parfois des zones d'ombre, dramatiques, l'Algérie combattante se voulait unie. Et malgré des jeux d'alliances, de fond, ou conjoncturels, l'Algérie se voulait souveraine dans ses décisions, sans aucune tutelle ou influence, c'était dans ce cadre, un autre principe de base. L'internationalisation du problème algérien tel qu'esquissé par la Conférence de Bandung d'avril 1955, a montré que l'Algérie était un pays d'avenir, qui allait contribuer à la libération d'autres peuples dans le monde, de par son combat exemplaire pour l'indépendance, ses principes et sa position géostratégique. Sur le plan des perspectives, les principes étaient tout aussi clairs: c'était la lutte pour la renaissance d'un Etat algérien sous la forme d'une république démocratique et non une monarchie ou une théocratie. Le peuple algérien, arabo-berbére et musulman, communauté de juste milieu, formé à la culture de la résistance, par la dynamique de la lutte armée, a accéléré sa maturité politique. L'indépendance, la liberté, la démocratie étaient des objectifs vitaux et naturels. D'où, malgré des acquis notables, une certaine déception et un ressentiment face à l'autoritarisme de l'après-indépendance et au système unique mis en place à cause des objectifs de consolidation de l'unité nationale et du besoin de restauration de l'Etat. La Révolution La résistance algérienne détruisait les pronostics colonialistes ou mouvements idéologiques qui doutaient de sa capacité à mobiliser et à vaincre. Les combats sur le terrain, dans les villes et les djebels, étaient la preuve qu'il s'agissait d'une insurrection légitime, organisée, nationale et populaire, centralisée, guidée par un état-major capable de la conduire jusqu'à la victoire finale et soucieux de paix. C'est ce message fort que la diplomatie naissante du mouvement de libération est venue rappeler. Sur le plan des enjeux des relations internationales, la ligne de conduite consistait à faire prévaloir que l'Algérie libre et indépendante, brisant l'arbitraire colonial, développera sur des bases nouvelles, non seulement l'unité et la fraternité de la nation algérienne dont la renaissance fera rayonner son originalité, mais aussi la solidarité avec les peuples opprimés et la coopération avec les pays amis et frères. Aujourd'hui, cela signifie que les Algériens ne doivent ni laisser flétrir leur sentiment patriotique au point de perdre leur sens de la vigilance, ni pour certains laisser leur culte de la patrie, sentiment noble et généreux, dégénérer en un nationalisme chauvin et étroit. S'ouvrir au monde et à la défense de la paix et à la justice était et reste un objectif politique prioritaire. En notre sombre époque, les incertitudes internationales, les nouveaux défis externes et internes devraient nous amener à méditer, avec le regard des nouvelles générations, l'esprit de Novembre et les textes de notre histoire, pour transmettre le flambeau. Transmission: ce principe universel, reste, pour le moment, un slogan sans suite. Qu'a-t-on fait pour préparer la relève, qui ne soit pas simplement la reproduction d'un système? Bâtir une société libre, sous la protection souveraine d'un Etat algérien de droit, et des responsables politiques soucieux du jugement de l'histoire et de celui des générations futures, reste un projet incontournable, puisant ses sources dans nos références fondatrices et notre difficile apprentissage de la démocratie. C'est une responsabilité partagée, notamment en ces temps de remise en cause de l'indépendance et de l'identité des peuples. Aujourd'hui, plus que jamais, la jeunesse mérite que nous lui fassions confiance, afin qu'elle ne maudisse pas ses aînés, et assume son destin.