Tout a commencé par une mobilisation de la société civile contre le projet d'aménagement urbain contesté du parc de Gezi. Un projet, faut-il le rappelé, qui a été voté démocratiquement par la majorité des élus de la municipalité. La protestation contre l'arrachage des arbres de Taksim s'est rapidement muée en une campagne de contestation contre la politique du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. Le mouvement associatif cèdera aussitôt la place à des militants de gauche et d'extrême gauche donnant résolument une coloration politique à un mouvement de contestation environnemental à sa genèse. Les détracteurs d'Erdogan orchestrent depuis quelques jours une contestation farouche à l'AKP et son chef élu avec une majorité confortable en juin 2011. La police turque qui a réagit violemment au début des manifestations s'est retirée laissant la place Taksim aux mains des contestataires. Le Premier ministre turc, a refusé, quand à lui, la moindre concession qualifiant les manifestations d'idéologiques. Il a demandé à nouveau leur arrêt immédiat affirmant par la même qu'il mènerait à bien le projet d'aménagement. «Ce qui se passe n'a plus rien à voir avec l'arrachage de douze arbres. On a affaire à une réaction idéologique», a-t-il dit dans un discours. Les arbres de la place Taksim défendus violement par des manifestants nostalgiques du kémalisme donneront-elles un inattendu «printemps turc»? Dans cette vision réductrice du paysage politique turc on oublie sciemment que la Turquie est une démocratie. L'avènement de l'AKP et de son chef Erdogan à la tête de l'Etat turc ne s'est fait ni par la force des baïonnettes ni par une cooptation. Erdogan a été élu à trois reprises par une majorité du peuple turc. Son arrivée au pouvoir date de novembre 2002. Le choix de l'AKP s'est confirmé lors des élections de 2007 et celles de 2011. Ces dernières ont tourné au plébiscite en faveur de l'AKP. Cette longue présence de M. Erdogan à la tête du gouvernement et son hégémonie sur la scène politique turque ont poussé ses détracteurs communément appelés les défenseures de la laïcité à se dresser contre sa politique. Les nostalgiques du kémalisme s'émeuvent, chaque jour un peu plus, de ce qu'ils appellent l'irruption de la religion dans l'espace public. La condamnation de Sevan Nisanyan, un intellectuel arménien de Turquie, pour «blasphème» à treize mois de prison après avoir critiqué le Prophète Mohamed a constitué pour eux un bridage de la liberté d'expression. Les partis de gauche et d'extrême gauche dénoncent, à l'unisson, la dérive autoritaire du chef du gouvernement turc, son style envahissant, les projets urbains mégalomaniaques dont il affuble Istanbul et le système clanique qu'il s'est bâti dans la ville lorsqu'il en était maire, il y a près de vingt ans.
Les pavés de Taksim… si dissemblables de ceux de Tahrir La brutalité de la répression des manifestations de Taksim a favorisé l'élargissement du champ de la contestation. Comme une tache d'huile, celle-ci s'étend rapidement pour toucher 48 villes du pays. Cette apparente victoire des manifestants, n'est pas pour autant une défaite d'Erdogan. Et pour cause, le Premier ministre a pour lui la légitimité des urnes. De ce fait, la comparaison avec la Tunisie ou l'Egypte est invraisemblable. Une différence fondamentale sépare les trois modèles. Le «printemps» turc, n'a rien de comparable avec ce qui se passe dans le monde arabe. Les pavés de Taksim ne ressemblent en rien à ceux de Tahrir ou de l'avenue Lahbib Bourguiba. Les manifestations en Turquie, s'il fallait faire une comparaison, ressemblerait plutôt à celles qui secouent périodiquement les capitales occidentales. Celles où les contestations se sont exprimées contre des régimes démocratiquement élus à l'image de la contestation de la loi nommée «mariage pour tous» en France, ou le droit à l'emploi aux jeunes en Espagne ou encore la protestation des étudiants britanniques contre l'augmentation des droits d'inscriptions dans les universités en 2012. Soit une remise en cause d'une politique pas de la légitimité de ceux qui la pratiquent. En terme de politique, le gouvernement d'Erdogan a, bien au contraire propulsé son pays à un rang du partenaire incontournable en Occident comme en Orient. Son accession à l'Union Européenne n'est bloquée que par la réticence de certains pays à compter parmi eux un pays à majorité musulmane. Sa croissance économique est supérieure à celle de tous les pays de l'Europe.
Le bourbier Syrien Sur le plan international, la Turquie a représenté pour le monde arabe, cette voix courageuse qu'il n'avait plus. Son soutien indéfectible aux Palestiniens allant jusqu'à vouloir briser le blocus sur Ghaza lui a valu le respect de l'opinion publique dans le monde arabo-musulman. Son bras de fer avec l'Etat hébreu et la rupture des relations diplomatiques avec Tel-Aviv ont augmenté cette admiration envers un grand pays musulman qu'on citait comme modèle de la réussite. Le seul reproche que l'on peut faire à la politique extérieure de Erdogan n'est, pourtant pas, anodin. Son implication sans réserves aux côtés de l'Occident et du Qatar dans la problématique syrienne, n'est pas sans conséquence sur la géostratégie moyen-orientale. Pourtant, la Turquie était jusqu'en septembre 2011 un allié stratégique de la Syrie. Leur lune de miel a duré assez longtemps pour que Damas accepte qu'Ankara soit le canal de tractations avec Tel Aviv pour la récupération du Golan occupé depuis 1967. La Turquie, qui avait au début rejeté l'idée d'une intervention internationale, comparable à celle lancée en Libye, et en refusant d'évoquer le départ de Bachar al-Assad, comme elle a demandé celui de Mouammar Kadhafi, a fini par adopter une position très rigide. Ankara a définitivement intégré les rangs des va-t-en guerre. Istanbul accueille continuellement les réunions de l'opposition et ne cesse de réclamer le départ d'Assad. Ce revirement d'Erdogan contre Damas trouve, selon des analystes au fait du sujet, son explication dans la personnalité égocentrique du Premier ministre mais surtout dans l'appartenance de la Turquie à l'Otan. Son alliance stratégique avec les Etats-Unis n'en est pas moins responsable des choix du gouvernement de l'AKP. La réconciliation avec Tel-Aviv, obtenue par Washnigton, il y a de cela quelques semaines, ne fait que confirmer cette orientation. Dans sa volonté de venir à bout de l'axe de la résistance au Moyen-Orient, Washington a réussi le pari de récupérer Ankara pour le compte de son protégé sioniste dans la région. La survie de l'axe Damas- Beyrout-Téhéran aux révolutions dans le monde arabo-musulman risque, si elle se confirme, d'être l'une des données importantes des nouveaux équilibres, qui sont en train de se mettre en place au Proche-Orient. G. H.
Dates-clés de la Turquie depuis l'arrivée au pouvoir en 2002 du Parti de la justice et du développement (AKP), issu de la mouvance islamiste 2002 : Le 3 novembre, l'AKP remporte les élections législatives, balayant une classe politique minée par les scandales et une crise financière sans précédent. Cette victoire marque la fin d'une ère d'instabilité gouvernementale. 2004 : Pour obtenir l'ouverture des négociations d'adhésion à l'Union européenne, le gouvernement entreprend une série de réformes démocratiques et brise un tabou pour autoriser la diffusion audiovisuelle du kurde à la télévision publique. Ces discussions s'ouvrent formellement en octobre 2005 mais piétinent depuis, du fait des réticences de plusieurs pays à accueillir en leur sein un pays à majorité musulmane. 2007 : Au printemps, le pays est secoué par une sérieuse crise politique autour de l'élection du nouveau président par l'Assemblée nationale, sur fond de mise en garde de l'armée sur la défense des principes laïcs. L'AKP remporte les élections législatives anticipées en juillet, Recep Tayyip Erdogan conserve son poste de Premier ministre. Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères et proche de M. Erdogan, est élu président de la République. 2009-2011 : Le gouvernement joue la carte de l'ouverture avec la minorité kurde pour en finir avec la rébellion du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui perdure depuis 1984 (plus de 45 000 morts). Des négociations sont engagées à Oslo (Norvège) mais elles capotent en 2011, notamment sur le sort réservé au chef kurde Abdullah Ocalan, emprisonné depuis 1999. Les combats reprennent de plus belle. 2011 : En juin, l'AKP remporte sa troisième victoire d'affilée aux élections législatives. M. Erdogan entame un nouveau mandat, son dernier selon les règles en vigueur dans son parti, mais envisage de briguer en 2014 le poste de président de la République. 2012 : Le Parlement se lance dans la rédaction d'une nouvelle Constitution plus démocratique. 2013 : Le chef du PKK annonce, en mars, un cessez-le-feu unilatéral et appelle au retrait de ses troupes qui débutera début mai.