Photo : Riad De notre envoyé spécial dans les wilayas de Djelfa et M'sila Ziad Abdelhadi Aïn Roumia n'est ni une ville, ni un village et encore moins une bourgade. C'est un coin perdu à trente kilomètres au sud de la ville de Djelfa traversé par la route nationale reliant cette dernière à Laghouat. Là, à l'intérieur d'un mur d'enceinte long d'une centaine de mètres et se dressant comme un voile opaque aux yeux des voyageurs empruntant ce grand axe routier, se tient chaque dimanche un marché exclusif d'ovins. L'effet Aïn Roumia sur la tendance des prix Dans le milieu des éleveurs de la steppe et de tous les intervenants du circuit de commercialisation de moutons sur pied, la notoriété de Aïn Roumia est incontestable en raison de la qualité et de la diversité des races ovines qui y sont acheminées chaque semaine. Par un froid glacial, très tôt en cette matinée du 23 novembre, sous une fine pluie intermittente, le marché bat déjà son plein. Des groupes de moutons sont parqués dans de petits enclos de fortune faits de quelques mètres carrés de grillage à hauteur du genou, fixés par des piquets en fer ou en bois. Leurs propriétaires se comptent par dizaines. Ils sont reconnaissables à leur blouse grise où est attachée une paire de ciseaux. Visiteurs, acheteurs, curieux et fouineurs à la recherche de la bonne affaire à réaliser s'entremêlent au point de rendre difficile tout déplacement dans le marché. Il faut crier à tue-tête pour se faire entendre. De partout fuse la même phrase. «Quel est ton prix ?» ou encore «combien a-t-on donné pour ces moutons ?» Mais il est encore trop tôt pour que les vendeurs se prononcent. Leur stratégie est simple. Elle consiste à attendre le plus offrant. Ce qui s'inscrit parfaitement dans la logique commerciale. Mais ces propriétaires, et rien ne prouve qu'ils sont les véritables propriétaires du cheptel, font plutôt dans la surenchère que dans les règles du commerce. Ils n'hésitent donc pas à surévaluer le prix réel offert, «histoire de tirer un maximum de profit», nous expliquera un acheteur et non moins habitué des lieux. Les pratiques de vente à Aïn Roumia sont monnaie courante dans tous les grands marchés à bestiaux. Les transactions vont bon train. On se tape les mains par-ci et l'on se congratule par-là pour ficeler la vente au bout d'une longue conversation où chacun, vendeurs comme acheteurs, tente de maximiser son gain et de réaliser la bonne affaire. Les liasses de billets bancaires se comptent et s'échangent à la vitesse de l'éclair pour ne pas trop attirer l'attention et ne pas laisser le temps aux curieux de déceler le montant exact de la vente. Au bout de deux heures, maquignons, chevillards et engraisseurs, venus pour la plupart en taxi de Djelfa et de bourgades avoisinantes, finissent par jeter leur dévolu sur tel ou tel lot de béliers. Les ciseaux entrent alors en action annonçant solennellement la vente du troupeau. Il reste à attendre que le marché se désemplisse pour pouvoir faire la livraison. Elle se fera dans des camions aménagés pour le transport des bêtes et dont la majeure partie sont loués pour la circonstance. On apprendra à cette occasion que le marché de Aïn Roumia est renommé. Il le doit à la qualité des ovins proposés à la vente. Selon les habitués de ce rendez-vous hebdomadaire, c'est Aïn Roumia qui donne le ton des ventes au marché à bestiaux de Djelfa qui se tient le lendemain, à savoir le lundi matin. On peut croire que le marché de Aïn Roumia agit sur Djelfa en véritable métronome. On en sera témoin lors de notre reportage au marché de Djelfa. Plus vaste certes mais dépendant des opérations de vente effectuées la veille au marché de Aïn Roumia. On apprendra dans la foulée que ce sont les acheteurs de la veille qui viennent exposer leur nouvelle acquisition de moutons. Ainsi, s'ils se font passer la veille, aux yeux des novices, pour des éleveurs cherchant uniquement à accroître leur cheptel, le lendemain ils déclarent sans scrupule que le lot mis en vente est le produit de leurs efforts en matière d'élevage. Autres remarques non moins révélatrices sur les étapes du circuit de la commercialisation des moutons sur pied : l'exemple de Djelfa en tant que marché régional est typique. Les marchés locaux à sa périphérie comme celui de Aïn Roumia drainent une partie des ovins échangés et où les principaux acteurs sont les éleveurs, les éleveurs maquignons, les courtiers et les bouchers locaux. Cependant, les authentiques éleveurs se font de plus en plus rares sur les marchés régionaux. En clair, la multitude de marchés locaux hebdomadaires sur une région permet le regroupement des bêtes par les maquignons locaux pour les présenter au marché hebdomadaire de la zone de production. En fait, la majorité des transactions à l'amont du circuit ont lieu sur les marchés les plus proches. Les éleveurs vendent périodiquement un nombre d'animaux réduit sur le marché local qui plus est constitue un espace de confrontation de l'offre et de la demande et permet aux éleveurs de s'informer sur le niveau des prix sans pour autant apporter des correctifs. Une seule devise : tirer profit de la forte demande en moutons Le monopole des prix est du ressort exclusif des spéculateurs, pièce maîtresse du circuit. Autant de constats qui concordent avec les résultats d'une étude de terrain réalisée dans le cadre du recensement général de l'agriculture publiés en 2004. Ladite étude révèle que les maquignons régionaux s'approvisionnent pour 70% auprès des maquignons locaux, 5% auprès des éleveurs et le reste auprès des courtiers. Ce qui démontre encore une fois le nombre important d'intervenants dans le circuit de la vente d'ovins sur pied. Dans chacun des marchés à bestiaux que nous avons pu visiter, il est étonnant de constater le mot d'ordre dont les acteurs de ces espaces ont fait leur credo. Faire de l'événement de l'Aïd une opportunité pour se faire de l'argent. C'est dire que cette année la spéculation s'est fait grandement sentir au point que les prix ont grimpé subitement. Les marchés sont envahis de vendeurs occasionnels. De l'aveu de certains bouchers abatteurs rencontrés en ces lieux, «les véritables éleveurs sont absents. Les seuls présents sur le marché sont les spéculateurs avérés et à l'affût de la moindre occasion pour faire flamber les prix». En effet, ce sont les ovins antenais, soit les agneaux de moins d'un an, et les béliers qui sont les plus prisés car cela tient surtout à l'exigence religieuse du sacrifice de l'Aïd. Et du coup, les comportements spéculatifs font main basse sur le circuit de la vente. De cette tendance subite et haussière des prix, es authentiques éleveurs s'en lavent les mains. Les éleveurs aspirent à réaliser un bénéfice minimum Des gains minimums tout juste en adéquation avec le coût de revient par tête d'ovins antenais produit. Les vrais éleveurs estiment actuellement à un million de centimes le prix de vente d'un antenais. Un tarif fixé selon le volume de la nourriture d'appoint, en l'occurrence l'orge, consommée par an et par brebis. Ce qui nous donne déjà une idée sur les «barèmes» de vente. Des éleveurs, que nous avons rencontrés près de leur troupeau lors de nos déplacements pour nous rendre aux différents marchés à bestiaux cités plus haut, ont affirmé tout de go qu'il fallait bien compenser quelque peu les pertes financières qu'ils ont dû subir au printemps dernier. La persistance de la sécheresse conjuguée à la rareté de l'aliment de substitution et les prix effarants pratiqués à l'époque sur l'orge «nous ont poussés à vendre des moutons à bas prix pour réunir l'argent nécessaire à l'achat de quintaux d'orge et autres bottes de foin indispensables à la survie de nos troupeaux», ont-ils témoigné. Ils n'oublieront pas de souligner : «La sécheresse prolongée qui a rendu les parcours de pâturage sans la stricte couverture végétale a été à l'origine de fortes décapitalisations notamment chez les petits et moyens éleveurs de la steppe.» Il est utile de rappeler que l'amplitude de variation des prix des plantes fourragères est énorme quand la sécheresse perdure. Ce qui a un impact certain sur l'offre des éleveurs car le marché à bestiaux en tient compte et obéit à cette logique. En réponse à ceux qui les rendent responsables de cette cherté subite des prix du mouton de l'Aïd en raison de l'abondance des fourrages et de la couverture végétale, ils diront : «Cela n'est que pure supputation infondée qui ne peut que nuire à notre profession.» Pour eux, la responsabilité dans la cherté des moutons incombe aux spéculateurs qui fourmillent tout au long de la filière de la production ovine. La spéculation est orchestrée par des maquignons. Ces derniers, achetant des ovins antenais pour les engraisser 3 mois avant l'Aïd El Adha, libèrent l'offre pour profiter des prix conjoncturels élevés. En définitive, si les éleveurs se rappelleront la sécheresse vécue au printemps dernier, les ménages garderont un mauvais souvenir de l'Aïd de cette année. Et dans cette chaîne du marché ovin sur laquelle les pouvoirs publics tardent à intervenir par une réglementation rigoureuse qui se traduirait sur le terrain par une régulation effective du marché, il faut croire que les prix des moutons resteront encore élevés au grand bénéfice des spéculateurs et au détriment de tous ces pères de famille déjà laminés par la cherté de la vie.