Un an après l'accession au pouvoir de Mohamed Morsi, la tension est croissante en Egypte. Demain, l'opposition fera une démonstration de force en organisant un important rassemblement contre le président islamiste Mohamed Morsi. Pour le contrer, les partis islamistes ont appelé hier à une manifestation «à durée indéterminée» pour appuyer la «légitimité» de Mohamed Morsi. Le peuple égyptien est divisé entre partisans et opposants du Président islamiste et c'est ce qui fait redouter une détérioration accrue du climat politique, propice à de nouvelles violences. D'ailleurs, une personne a été tuée et 30 autres blessées jeudi dernier, lors de heurts dans le gouvernorat d'ach-Charqiya dans le nord du pays. La veille, encore des heurts, des morts et des blessés. Mohamed Morsi, issu de la mouvance des Frères Musulmans, la plus forte en Egypte, a réussi à prendre le pouvoir par les urnes. La majorité des égyptiens ont voté pour lui et, à travers lui, pour la paix, le changement et la stabilité. Il ne s'agissait nullement pour les Egyptiens de choisir un président qui leur imposerait de vivre d'une manière théocratique mais de choisir un vote sanction contre le «candidat de l'armée», le dernier Premier ministre de Hosni Moubarak, Ahmed Chafik. Et cela même si ce candidat était le représentant des Frères musulmans, un parti fondé en 1928, et qui a longtemps été clandestin et réprimé. Le parti islamiste a récolté les fruits de la révolution démocratique qui a éclaté en Egypte; une révolution que les islamistes n'ont pas initiée, et qu'ils ont d'abord hésité à soutenir. Comment expliquer ce retournement de situation ? La révolution a-t-elle été «confisquée» en Egypte? Pour tenter de comprendre la victoire historique de Mohamed Morsi, il faut tenter de revenir à l'histoire du mouvement des Frères musulmans. Les Frères musulmans ont été fondés dès 1928 par Hassan Al-Banna, afin d'organiser une renaissance islamiste face à l'influence dominante occidentale. Ce mouvement est une référence dans tout le monde arabo-musulman, et a engendré des excroissances comme le Hamas palestinien. Hassan Al-Banna a lutté durant toute sa vie contre le modèle, civilisatoire, politique, économique, sociétale et intellectuel venu de l'occident et régnant sur l'Egypte dans la première moitié du XXe siècle. Le message d'Al-Banna dérive d'une évidence selon laquelle l'islam vient pour sauver le monde de la mentalité matérialiste occidentale, il est un système global de vie. Cet islam ne se limite pas à aux questions relatives au culte et aux affaires spirituelles seulement, mais il les dépasse en organisant les affaires de ce monde. Il s'agit pour Al- Banna de créer un Etat islamique où il n'existe pas de séparation pratique entre la religion et la politique. Sous la houlette de Hassan Al-Banna, les Frères musulmans ont vite évolué de mouvement spirituel à une force politique. Le mouvement sera dissout une première fois en 1948, et son fondateur assassiné l'année suivante sur ordre du roi Farouk.
Officiellement, le mouvement a abandonné tout projet d'Etat théocratique, mais le doute persiste Depuis, le mouvement des Frères musulmans a navigué entre interdit et tolérance. Le mouvement sera divisé et une branche radicale armée sera créée, par la suite, par Sayid Qotb qui introduit la notion de la violence dans le combat des Frères afin de conquérir le pouvoir. Il deviendra le nouvel inspirateur d'une partie des Frères musulmans tout au long des années soixante, et même après sa condamnation à mort le 29 août 1966. Mais le mouvement des Frères musulmans poursuivra sa lutte pacifique d'une manière clandestine, condamnant le recours à la violence en dehors de la Palestine. En 1984, le pouvoir égyptien de Hosni Moubarak a reconnu les Frères en tant qu'organisation religieuse mais leur a refusé l'inscription en tant que parti politique. Les candidats de ce mouvement participent alors aux élections comme indépendants ou comme représentants d'autres partis. Leurs militants ont souvent manifesté contre le pouvoir aux côtés d'autres mouvements d'opposition égyptiens, en faveur de réformes constitutionnelles. L'organisation s'est efforcée d'occuper perpétuellement le terrain en aidant les classes défavorisées tant sur le plan social que financier, fournissant, entre autres, aux personnes dans le besoin des médicaments ou des prêts d'argent. Dans les années 1990, la confrérie s'affiche publiquement comme un mouvement respectueux de la démocratie. Elle publie alors trois manifestes plaidant en faveur de l'indispensable démocratie, les droits des minorités, et le statut de la femme. Ce qui laisse penser que la nouvelle vague de jeunes qui ont rejoint les Frères musulmans -âgés entre 35 et 45 ans qui ont participé aux luttes estudiantines puis syndicales- modèrent et modernisent le mouvement en étant réceptifs aux évolutions du monde. Les nouveaux jeunes «frèristes» vont alors proposer l'adoption d'«une vision moderniste fondée, certes, sur les acquis du passé, mais axée sur les défis du XXIe siècle». Ces derniers seront finalement arrêtés par le pouvoir et ne pourront jamais créer leur parti politique. Les Frères musulmans réussiront cependant à avoir officieusement leurs députés entre 2005 et 2010 et seront alors le premier groupe d'opposition. Mais si la confrérie réussissait à avoir la sympathie de la société égyptienne grâce à ses actions caritatives, elle ne pouvait cependant pas concrétiser cette sympathie en succès politique. Son principal obstacle était la décision de l'Etat égyptien qui lui refusait l'action politique. Les Frères pouvaient tout au plus présenter des candidats indépendants aux élections législatives mais jamais sous leur étiquette. Ils avaient pourtant fait un important travail au niveau de leur apparence vestimentaire et physique et sont pour beaucoup issus des hautes écoles, parlant plusieurs langues étrangères et se présentant en démocrates. Officiellement, le mouvement a abandonné tout projet d'Etat théocratique. Il avait même abandonné son logo qui était constitué de deux sabres croisés au profit d'un logo moins agressif : deux mains jointes autour d'une motte de terre où prend racine une pousse verte. Mais beaucoup de politologues doutent de la sincérité des Frères musulmans d'abandonner leur projet d'un Etat théocratique et émettent l'idée qu'ils aient mis fin momentanément à leur projet pour ne pas faire peur aux Egyptiens et prendre le pouvoir sans trop de violence.
Le peuple égyptien n'a pas donné le pouvoir aux islamistes pour tuer la démocrate Survient alors la révolution de 2011. Sur la place Tahrir du Caire, les islamistes sont vite passés de présence discrète à force majeure, montant en puissance pendant les journées révolutionnaires de janvier et février, puis dans les mois suivants. Les Frères musulmans, rebaptisés Parti de la justice et de la liberté, qui ont hésité à soutenir la révolution, ont réussi à en récolter les fruits aux élections législatives, dont ils sortent vainqueurs avec près de la moitié des sièges. Il n'y a rien de surprenant dans cette victoire puisque les premières législatives depuis la chute de Moubarak se déroulaient sur fond de crise avec des milliers de manifestants qui réclamaient le transfert du pouvoir des militaires aux civils. Il était évident que les partis laïcs n'allaient pas jouer les premiers rôles dans un espace occupé par des Frères musulmans qui avaient investis dans des secteurs sociaux là où l'Etat était défaillant. Après les législatives, les présidentielles. Morsi est élu président grâce au vote sanction des Egyptiens qui ont rejeté le candidat de l'armée. Il est cependant aujourd'hui contesté. Car, les Frères musulmans n'ont pas compris que le vote du peuple n'est pas un chèque en blanc ne permettant aucun contrôle. Le peuple égyptien a donné démocratiquement le pouvoir aux islamistes non pas pour tuer la démocrate en supprimant ou en bafouant les libertés individuelles et collectives mais pour transcender les injustices sociales et aller vers une Egypte nouvelle, celle de l'après dictature. Il ne s'agissait nullement pour lui d'un pouvoir absolu. Le choix du peuple a été dicté par une certaine logique : le peuple a choisi le courant politique le mieux structuré, celui qu'il connaît le mieux et qui a été à ses côtés durant des années en menant des actions caritatives. Les démocrates, eux, étaient éclatés et n'arrivaient pas à unir leur force. Mais les Frères musulmans ne semblent pas comprendre que leur victoire ne signifie nullement la fin de la révolution. Comme toutes les révolutions de l'Histoire d'ailleurs. Le peuple tâtonne, cherche à se reconnaître dans un mouvement, avance chaotiquement jusqu'à ce qu'il retrouve sa stabilité. Les islamistes n'ont pas l'habitude du pouvoir et se retrouvent avec l'immense défi de se transformer de forces clandestines et de l'opposition en forces de gouvernement et de gestion qui doit répondre à l'attente de tous les citoyens. Et au lieu de répondre aux attentes citoyennes, Morsi et son gouvernement ont concentré le pouvoir entre les mains des islamistes, faisant fi des revendications démocratiques qui avaient déclenché la révolution en 2011. En amendant la Constitution, Morsi a agrandi le fossé qui le sépare de son peuple. La Constitution a été au cœur d'une bataille acharnée entre ses partisans et ses opposants, qui jugent le texte non représentatif de tous les Egyptiens et l'accusent d'ouvrir la voie à une islamisation accrue de la législation. En douze mois, Morsi, cinquième Président de l'Egypte, a ramené la fronde dans son pays. Des millions d'Egyptiens crient leur colère et leur mécontentement. Le nouveau Président avait commencé par élargir ses pouvoirs exécutif et législatif en destituant le chef de l'armée et en s'attribuant certains pouvoirs législatifs, le Parlement ayant été dissout. En novembre 2012, Morsi va plus loin et promulgue une déclaration constitutionnelle qui lui confère la possibilité de légiférer par décret et d'annuler des décisions de justice déjà en cours. En plus de détenir le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, des commentateurs estiment qu'il détient ainsi le pouvoir judiciaire. Morsi est alors comparé par certains à Hosni Moubarak et des manifestations de plusieurs milliers de personnes ont lieu dans le pays. Depuis, Morsi tente de trouver un terrain d'entente avec les opposants mais la situation se détériore de jour en jour. D'ailleurs, la position du président Morsi s'est tant dégradée, que le nouveau ministre de la Défense et chef du Conseil suprême des forces armées, n'a pas hésité à le mettre publiquement en garde: «Les forces armées ont le devoir d'intervenir pour empêcher l'Egypte de plonger dans un tunnel sombre de conflit et de troubles.» Aujourd'hui, et à l'occasion du premier anniversaire de son élection, les appels à des manifestations se multiplient. Une pétition contre le chef de l'Etat circule depuis quelques semaines et revendique plusieurs millions de signatures, tandis que la grave crise économique que traverse le pays pèse sur la popularité des Frères musulmans. Aujourd'hui en Egypte, comme l'a si bien écrit le journal indépendant Al-Tahrir : «Tout est invalidé, et tout continue.» Mais jusqu'à quand ? H. Y.