Pour tromper la faim durant le Ramadhan, les arabes dévorent les soap-opéras, avec un grand appétit pour ceux qui viennent de Syrie. Derrière les costumes d'époque et les histoires à l'eau de rose se cache un marché qui en dit long sur le pays. Depuis le début du mois de juillet, environ 150 musalsals sont diffusées sur les télés du Maghreb comme du Moyen-Orient. Parmi ces séries, pas moins de 24 sont des productions syriennes. «Je vois la Syrie s'écrouler mais pas l'industrie du feuilleton», ironise Christa Salamandra, anthropologue au Lehman College à New York. La production reste étonnamment élevée vu la situation actuelle, même si on est loin de la cinquantaine de feuilletons produits au tournant des années 2000. A cette époque, la Syrie se livre à une véritable lutte avec l'Egypte pour être le leader du marché. En jeu: un business qui rapporte des centaines de millions de dollars grâce aux énormes parts d'audiences que se taillent les séries. Il n'y a pas de chiffres précis car il manque un instrument fiable de mesure de l'audience, mais pour avoir un ordre de grandeur, les habitants des Emirats arabes unis auraient passé 5 heures et 12 minutes par jour devant leur poste lors du précédent ramadan, selon les estimations du Pan Arab Research Center. L'Egypte a été la première à développer une industrie du feuilleton en mettant à profit «son savoir-faire cinématographique» au début des années 1980, explique Yves Gonzalez-Quijano, chercheur au Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo). Le pays se spécialise dans les histoires d'amour impossibles, faites de trahisons et de revanches, proche des Feux de l'amour américain. «C'est larmoyant et lacrymal», résume l'auteur d'Arabités numériques. Le printemps du web arabe. Mais au tournant des années 1990, la Syrie décide d'exploiter «l'absence de renouvellement du feuilleton égyptien», en développant sa propre production. Forte de ses instituts de formation en cinéma mis en place par l'URSS, elle profite d'un contexte de libéralisation économique, qui permet le développement d'un secteur de production semi-privé. Surtout, elle se positionne sur un créneau différent de l'Egypte en produisant des feuilletons «socialo-politiques sur les grandes thématiques de l'arabité» ainsi que des séries historiques dans un style épique, selon Yves Gonzalez-Quijano. Sa production s'intensifie à mesure que se multiplient les chaînes arabophones. «Elles sont plus de 600 aujourd'hui et rediffusent presque toutes des feuilletons», explique l'auteur du blog Culture et politique arabes. Leur développement est également lié à un contexte social et politique favorable. Yves Gonzalez-Quijano détaille: «La mise en veilleuse des politiques culturelles d'Etat au profit de l'Entertainment, l'investissement massif des pays du Golfe dans les médias et les industries de loisirs ainsi que l'urbanisation galopante ont favorisé leur émergence.» Depuis, le succès dans le monde arabe est tel que les «drama channels» se sont multipliées, comme Cairo Drama, Panorama Drama, Aayat Drama ou Nile Drama. En 2009, un canal n'émettant que pendant le ramadan a même été créé par Tarek Nour, l'un des principaux publicitaires égyptiens.
Financement et contrôle par l'arc sunnite Malgré ce succès, le régime syrien ne considérait pas les séries syriennes comme l'une de ses priorités jusqu'à très récemment. Christa Salamandra, dans un article de 2010, notait: «Pendant que le ministère des Affaires étrangères égyptien fait la promotion des séries égyptiennes auprès des diffuseurs du Golfe, l'Etat syrien laisse ses producteurs se débrouiller eux-même sur ce marché compétitif.» L'Etat n'a financé les programmes télés de séries et sketches qu'à hauteur de 40 000 dollars sur un montal total de 6 millions en 2004, selon ses informations. «Une série sur 40 était financée par le secteur public au milieu des années 2000», raconte-t-elle au téléphone. Ce sont les pays du Golfe qui financent donc la majorité des séries syriennes. Ils les diffusent ensuite sur leurs chaînes satellitaires panarabes. Elles sont une quinzaine à se partager 65% de l'audience du monde arabe. Propriétés de Groupes à capitaux saoudiens comme MBC et Rotana, ou des Emirats arabes unis, comme Abu Dhabi Media Company et Dubai Media Inc, ces chaînes de l'«arc sunnite» négocient ensuite des droits de retransmission aux chaînes hertziennes. Par le biais du financement, elles exercent un contrôle sur le contenu des séries. De nombreux réalisateurs syriens le considèrent bien plus agressif que la censure exercée par le gouvernement syrien. Christa Salamandra explique: «Même ceux qui sont contre le régime syrien ont le sentiment que la dictature du marché leur laisse moins de liberté que la censure syrienne.» Shehab Ahmad, un célèbre éditeur de soap-opéras syriens, dans une récente interview à Al Jadid, ne dit pas autre chose: «En Syrie, les organes de censure sont conciliants, alors que la censure des Emirats arabes unis est extrêmement conservatrice et difficile à gérer.»
L'effet de la guerre en Syrie sur les séries Avec l'installation de la guerre en Syrie, les sociétés du Golfe ont décidé de s'attaquer à la télévision syrienne. La Ligue arabe a prié Arabsat, l'opérateur de satellites qu'elle a créé dans les années 1960, et Nilesat, la société égyptienne de satellites, d'arrêter la diffusion des chaînes satellitaires syriennes, publiques et privées, en juin 2012. La demande a été exécutée par chaque opérateur deux mois plus tard. Mais les séries syriennes ont été épargnées. Syria Drama, une chaîne satellitaire syrienne qui ne diffuse que des feuilletons, fait toujours partie du bouquet d'Arabsat, précise Saad Faiz Tehaif, le directeur de la communication du Groupe. Surtout, ces séries continuent d'être financées et diffusées par les chaînes de pays du Golfe, malgré les rumeurs persistantes de boycott. Dès l'assassinat du Premier ministre libanais et sunnite, Rafic Hariri, en février 2005 –imputé par de nombreux sunnites au pouvoir syrien–, «le monde professionnel» a bruissé de ces rumeurs, explique Yves Gonzalez-Quijano. Pourtant, aucun chercheur ou producteur n'est capable de donner le nom précis d'un groupe du Golfe qui aurait rayé les séries syriennes de son programme du ramadan ou d'un producteur qui se serait vu refuser les financements en raison de sa proximité avec le régime de Bachar el-Assad. Le boycott des chaînes du Golfe «ne fonctionne qu'à moitié» car les séries syriennes restent «un bon produit de vente pour leur public», explique Mazen Rifka, manager chez Skyland Media, une boîte de production qatarie. Le plus gros succès syrien, La Porte du quartier (Bâb El Hara), une série sur Damas à l'époque du mandat français, est financée par MBC, qui diffusera la 6e saison cet été. Abu Dhabi TV diffuse aussi de nombreuses séries syriennes. Le secteur des séries reste donc «étonnamment robuste», conclut Christa Salamandra. Une résistance qui s'explique par la délocalisation du tournage d'une grande partie des séries dans les pays voisins, comme le Liban ou la Jordanie. «La production devient de plus en plus transnationale», explique Yves Gonzalez-Quijano.
Réaction du pouvoir syrien Mais la bonne santé du secteur s'explique également par un intérêt renouvelé de l'Etat syrien pour les séries. «Pour limiter le boycott, d'un secteur d'Etat s'est développé ces dernières années», assure Yves Gonzalez-Quijano. Les autorités ont encouragé la création de Syria Drama, pour relancer la production de feuilletons locaux face au manque de débouchés. L'entité publique s'occupant de la production télévisuelle et radiophonique, la Syrian General Radio and Television Production Company, a été remplacée par une autre dédiée uniquement aux séries télé en 2010, dans une volonté de soutenir le secteur, selon Farazdak Dayoub, un acteur syrien réfugié à Beyrouth depuis quatre mois. Le régime a changé la direction, remplaçant Dianna Jabour par Firaz Dehni. Pourquoi un tel regain d'intérêt? En ces temps de crise, l'Etat syrien semble s'accrocher à ce qui peut encore le faire un peu rayonner à l'étranger. «Le régime soutient parfois les séries en tant qu'emblème de la culture nationale syrienne», explique Christa Salamandra. Mais ces séries servent aussi «de soupape de sécurité pour les voix de l'opposition», explique-t-elle. Elles permettent au régime de créer un espace de parole sur la crise actuelle, tout en exerçant un contrôle sur son contenu. Ainsi, la production de cette année traite beaucoup de la crise mais de manière indirecte, sans jamais rentrer dans le détail des luttes entre le pouvoir et la résistance. Le réalistateur Basel Khatin propose une série sur le bouton d'Alep, une maladie de peau qui a fait sa réapparition dans la capitale du nord en mars dernier. La série Tirs amis, tournée au Liban, raconte l'histoire des tensions entre deux villages à la frontière syro-libanaise. Une autre série, écrite par Ahmad Jassar et réalisée par Yamer Hajli, reproduit les conversations de tous les jours des Syriens sur les évènements actuels. Ahmad Jassar explique à un journaliste d'Al Akhbar, le grand quotidien libanais: «On ne discute pas de la crise politique en tant que telle, mais juste des dégâts psychologiques et moraux. On parle de ce qui préoccupe les Syriens tous les jours comme le coût de la vie et la multiplication par trois du prix de certains biens.» Le feuilleton syrien continue donc de résister. D'autant plus qu'il doit aussi faire face à d'autres menaces: depuis les années 2000, le feuilleton turc, «sorte de Dallas à la sauce orientale», selon Yves Gonzalez-Quijano, le rattrape à grande vitesse. Mais la Syrie a aussi su en profiter en s'assurant la domination du marché du doublage en arabe des séries turques. A. M. In slate.fr