De notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani Annaba 22 h30. La ville se vide peu à peu, la circulation des véhicules se raréfie, quelques passants se pressent pour rentrer chez eux, les 4x4 Nissan de la Brigade mobile de la police judiciaire (BMPJ) patrouillent dans les rues… Il est là. Recroquevillé dans un coin sous les arcades du marché couvert, dans l'obscurité et le froid glacial de la nuit en ce mois de décembre. Le vieux H'ssen est couché, emmitouflé dans un semblant de couverture avec pour lit quelques cartons empilés. La tête enfoncée dans un vieux bonnet, ses vieilles chaussures traînant à côté, il dort. Un sommeil agité tantôt sur le dos, tantôt sur le côté droit, essayant, à chaque fois de tirer la couverture trop courte pour ce corps frêle et transi de froid. Encore une longue nuit d'hiver à passer tout seul dehors, loin de toute chaleur humaine, isolé dans son coin habituel pour attendre que le jour veuille bien se lever. Son quotidien est fait de petites misères et de souffrances qui n'en finissent pas et qu'il accepte stoïquement, résigné et n'attendant plus rien de cette vie qui ne l'a pas gâté. Nous l'avons approché pour discuter avec lui de ce qui l'a conduit à pareille situation mais il a refusé et est allé s'asseoir plus loin sur le bord du trottoir. Son histoire, c'est quelqu'un d'autre qui la connaît bien qui nous l'a racontée. Ammi H'ssen était un ouvrier agricole travaillant dans les champs immenses de la plaine de Annaba. Il ne s'est jamais marié et a vécu comme il le pouvait, passant ses nuits dans des dortoirs ou des hammams. Il était plus ou moins bien et réussissait à vivre du fruit de son travail. Devenu vieux et impotent, il commença par mendier avant de sombrer et de devenir ce qu'il est aujourd'hui. «Il ne veut plus parler à personne, nous confie notre interlocuteur, il est comme ça depuis quelques années. Il s'est cloisonné et s'est enfermé dans son petit monde pour finir ses jours.» Tôt le matin, le vieux H'ssen se réfugie dans l'un des cafés près de la gare où on lui sert gratuitement un croissant et un bol de lait. La plupart du temps, c'est l'un des clients attablés qui commande et paye pour lui. Le reste de la journée, il le passe à déambuler dans les rues et les ruelles non sans essuyer des jets de pierres que les enfants des quartiers populaires ne manquent pas de lancer sur son passage. Brimades, insultes et, parfois même, les coups sont le lot quotidien de cet homme dont le seul tort est de vivre dans la rue. A quelques centaines de mètres du marché couvert, près du théâtre, sous une terrasse abritée, un autre SDF est couché à même le sol sur une vieille couette avec pour seule couverture un vieux manteau tout usé. Il y a élu domicile depuis quelque temps et ne veut pas quitter les lieux. Quinquagénaire, la barbe bien fournie, en haillons et un gros baluchon lui servant d'oreiller, il est là, l'air absent, regardant dans le vide ou contemplant le ciel pour échapper à un présent fait de malheurs et de misères. Sa vie n'a pas été une réussite. Orphelin de père et de mère, il avait été pris en charge par son oncle qui décéda plus tard. Il travailla comme serveur dans un restaurant, puis dans un café avant de tout lâcher et de vivre au jour le jour dans la rue. Ses journées, il les passe aux alentours du marché à la recherche de quelque pitance pour calmer la faim qui le tenaille. Certains marchands lui font don de quelques fruits, d'autres lui achètent du pain. Parfois, il revient «bredouille» et en est réduit à faire les poubelles pour ramasser de quoi se nourrir. Il le fait contraint et forcé et s'en éloigne très vite pour aller se réfugier dans un coin et grignoter ce qu'il a pu «glaner». La vieille Kheira a choisi quant à elle, le jardin public près du commissariat central de la police «pour être plus en sécurité», nous dit-elle. C'est son petit chez-soi, elle n'a pas d'autre endroit où aller. La tête ceinte de plusieurs foulards avec des cheveux blancs qui dépassent, un visage que les effets du temps ont ravagé, un châle usé jeté sur ses épaules et une longue gandoura qui lui descend jusqu'aux pieds, cette femme n'a plus personne dans la vie. Elle s'est retrouvée toute seule il y a près de 5 ans ; elle essaye de survivre dans cette jungle urbaine où la pitié, la compassion et la charité humaine ont presque disparu. Toute jeune, elle avait été répudiée par son mari pour n'avoir pas enfanté et s'est retrouvée du jour au lendemain à la rue. Elle avait travaillé comme bonne dans des maisons pour s'occuper des travaux ménagers. On lui assurait le gîte et le couvert jusqu'à ce qu'elle ait atteint un âge où elle ne pouvait plus travailler. Elle a traîné de baraque en baraque avant d'atterrir dans ce jardin. «La vie a été dure avec moi ; c'est une suite de malheurs sans fin. Je n'ai jamais eu de chance et cela continue», nous confie-t-elle, les larmes aux yeux. «Peut-être que Dieu me réserve une meilleure vie dans son vaste paradis.» Sur les conditions de ces SDF, et ils sont légion à Annaba, Mme Mayouche, directrice de la DAS, nous déclare : «Nous faisons tout ce qui est possible pour aider cette catégorie de personnes en détresse. Pendant l'hiver, nous organisons avec la collaboration des services de sécurité et les agents du centre spécialisé de rééducation des mineurs des sorties nocturnes pour aider ces gens et les placer dans le centre de Sidi Belaïd où ils sont totalement pris en charge. Parfois, certains SDF refusent d'y aller mais nous les y forçons quand il fait très froid de peur qu'ils ne meurent au cours de la nuit. Pour les mineurs, c'est le centre qui leur vient en aide en attendant de s'assurer de leur identité et de convoquer plus tard les parents. Les filles fugueuses posent vraiment un problème parce que nous ne disposons pas comme à Alger, Constantine ou Oran de centres d'accueil pour cette catégorie. Nous sommes obligés de les mettre à Sidi Belaïd, le temps d'un jour ou deux avant de trouver une solution qui, la plupart du temps, n'est pas adéquate. Nous avons demandé l'inscription de ce type de structure, mais, à ce jour, cela n'a pas été retenu.» Le centre de Sidi Belaïd, une vieille école située à la place d'Armes, ne peut accueillir que 50 personnes au plus ; c'est très insuffisant au vu du nombre de SDF à Annaba. La vétusté des lieux a amené les services de la wilaya à financer des travaux de réfection de la toiture et un aménagement qui a coûté 3 millions de DA. L'association «El Ihsène», qui gère cet établissement, est présidée par Mme Dridi Zakia, ex-assistante sociale qui se démène, chaque jour, pour collecter les dons nécessaires qui permettront à ses pensionnaires de subsister. Il faut dire qu'elle réussit bien et tout le monde participe. Particuliers, commerçants, âmes charitables, sociétés et entreprises contribuent à faire tourner ce centre qui fonctionne entièrement grâce à ces dons. Des médecins bénévoles passent régulièrement pour s'assurer de la bonne santé des pensionnaires. Ils leur prodiguent les soins nécessaires sur place, et s'il y a lieu, ils les transfèrent à l'hôpital. Le comité local du Croissant-Rouge algérien est, lui aussi, partie prenante. Les soirs d'hiver, pendant la nuit, ses membres passent dans les rues et ruelles pour offrir des repas chauds aux SDF et discuter avec eux pour essayer de leur donner un peu de chaleur humaine dont ils ont tant besoin. Parfois, ce sont des vêtements et des couvertures qui sont distribués, ce qui fait beaucoup plaisir à ces gens en détresse qui vivent dans le dénuement le plus total. Excepté ces 2 associations qui agissent sur le terrain en apportant leur aide et assistance aux SDF, rien ni personne ne s'occupe de cette catégorie de personnes que la société a rejetée comme une vulgaire scorie malgré le fait qu'elles lui ont été utiles pendant un certain temps. Les autres associations occupées qu'elles sont par la course aux subventions ou à la célébration des fêtes pour apparaître aux côtés des responsables locaux n'en ont cure et ne veulent pas en entendre parler. De mémoire d'Annabi, on n'a jamais vu l'une de ces associations, au nombre de 1 046, sillonner les quartiers de la ville pour aider les SDF ne serait-ce que pour leur offrir un repas ou les emmener prendre une douche. Le mouvement associatif est là pour faire de la figuration, il n'intervient pas dans ce type de situation et compte sur l'Etat pour redresser tous «les torts». Les SDF ne sont pas «gâtés» à Annaba ; ils essayent de finir ce qui leur reste à vivre, espérant quitter au plus vite ce monde et cette société qui n'est plus la leur. Pourtant, il fut un temps où l'Algérien était généreux, très généreux ; il aimait et aidait son prochain dans le besoin. Hélas, ce n‘est plus le cas aujourd'hui et c'est bien dommage.