«Arrêtez de parler de Madjer, vous avez les moyens d'en fabriquer à la pelle !» «En 72, j'ai dit que l'avenir du football était en Afrique du Nord, mais vous ne voulez toujours pas vous discipliner» On nous a tellement parlé d'un Carlos Bilardo froid, austère et calculateur qu'on était sur nos gardes au moment d'aller au rendez-vous qu'il nous a donné à l'Ezeiza, siège de la fédération et du centre d'entraînement de la sélection argentine. Dans le hall qui mène vers les chambres des joueurs, Bilardo a pris le temps de discuter avec les trois journalistes qui l'attendaient : Luis Martin d'El Pais, Juan Castro de Marca et l'envoyé spécial du Buteur et d'El Heddaf. Il a suffi de quelques échanges pour découvrir un homme attachant, passionné par son métier et au sens de l'humeur très aiguisé. Un vrai méditerranéen comme le prouvent ses origines siciliennes (lire encadré). Il était visiblement très heureux de s'adresser à un journal maghrébin, une région dont il garde un excellent souvenir, après son passage à la tête du football libyen au début du millénaire. Bilardo, c'est aussi un homme qui n'a pas peur d'exprimer publiquement ses opinions politiques. Vous allez le voir, ça ne rigole pas avec Bilardo. Avant l'entretien, vous nous avez parlé de l'excellent souvenir que vous gardez de votre court passage en Libye. Pourquoi ? Avant même d'aller entraîner en Libye, j'ai toujours aimé le football nord-africain. En 1972 déjà, alors que personne n'avait parlé de l'Afrique, moi j'avais déclaré que le jour où les Africains, notamment ceux du Nord, apprendront à être disciplinés et rigoureux, le football de cette région dominera le monde. Malheureusement, je crois que j'ai prêché dans le désert durant toutes ces années parce que vous ne voulez pas vous discipliner. Vous avez devant vous l'école française, l'école espagnole, l'école italienne, vous n'avez qu'à les copier parce que la matière brute est là. Quand je suis parti en Algérie, j'ai été ébahi par le nombre d'enfants jouant au football. Il suffisait d'un tout petit espace pour qu'ils donnent libre cours à leur talent. C'est incroyable ! Le plus beau est que tous ces gamins tripotent le ballon à merveille (Ndlr : Bilardo joint le geste à la parole en faisant bouger ses mains et en disant : tac, tac, tac). Ce que j'ai vu dans les rues d'Alger, je ne le vois qu'au Brésil et en Argentine. Depuis 72, il y a eu quand même des résultats au niveau des sélections nord-africaines… La meilleure année, c'était 86. Je me souviens que quatre équipes nord-africaines avaient atteint le dernier carré et c'est l'Algérie et le Maroc qui se sont qualifiés en Coupe du monde. Vous avez vu comment les Algériens ont bousculé les Brésiliens qui avaient pourtant l'une des meilleures équipes de leur histoire ? Et les Marocains qui se qualifient au deuxième tour ? Malheureusement, il n'y a jamais eu de régularité dans les résultats des pays maghrébins parce que comme je disais tout à l'heure, il n'y a pas de discipline, il n'y a pas de travail. Y a-t-il un nom qui vous vient à l'esprit de cette époque-là ? Vous savez, avec l'âge je perds un peu la mémoire (Ndlr : Bilardo a 72 ans). C'est difficile pour moi de me rappeler des noms, mais celui qui a marqué cette époque, c'est Madjer qui a triomphé en Europe. Au risque de me répéter, si vous ne travaillez pas sérieusement et si vous êtes plus disciplinés, vous aurez des Madjer à la pelle. J'ai vu de mes propres yeux le talent qu'il y a en Algérie et la passion des Algériens pour le football. Je sais donc de quoi je parle. Arrêtez de parler de Madjer et des autres, car vous avez les moyens d'en fabriquer tous les jours. Quel souvenir gardez-vous de la Libye ? Un très bon souvenir. Même si mon séjour n'a duré que quelques mois, j'ai découvert un pays et un peuple merveilleux. On a été très gentils avec moi dès le premier jour et jusqu'à mon départ. Vous êtes sans doute triste à cause des évènements qui s'y passent ? Très triste. J'appelle très souvent les nombreux amis que j'ai laissés là-bas pour m'enquérir de leur situation. Je ne suis pas un expert en politique, mais j'ai une conviction que personne ne peut m'enlever de la tête : la France et les pays européens veulent le pétrole libyen et la révolte n'est qu'une machination. Durant mon séjour en Libye, j'ai vu de mes propres yeux que les Libyens étaient heureux, ils aimaient leur président, ils étaient d'accord avec la politique du gouvernement. Comme par hasard, dix ans après, tout a changé. Ce n'est pas normal tout ça. S'il n'y avait pas de pétrole en Libye, personne ne s'y intéresserait. Discutiez-vous avec le président Kaddafi ? Bien sûr ! Et il a toujours été sympathique avec moi. Il m'a même convié à trois reprises à des réunions très restreintes en mettant un interprète à ma disposition pour écouter ce qui se disait. Que vous disent vos amis libyens qui vous appellent de là-bas ? Avant, ils n'étaient pas très inquiets, mais la dernière fois qu'un ami m'a appelé, c'était pour me dire que la situation s'est dégradée et qu'il comptait quitter le pays. Je suis sincèrement triste pour la Libye. Comment ça va se terminer à votre avis ? Ils vont se partager le pétrole. C'est ce qu'ils cherchent depuis le début, non ? Sans le pétrole, la Libye n'intéresserait personne parce que c'est un pays désertique avec très peu d'habitants. Les habitants d'une seule province en Argentine sont plus nombreux que les habitants de la Libye tout entière. La France a un besoin urgent en pétrole, voilà pourquoi elle intervient en Libye. Parlons un peu de football parce que quand je parle de la Libye, j'ai mal. Pourquoi n'êtes-vous pas resté très longtemps en Libye ? Pour une seule et unique raison : j'étais seul et je n'ai pas pu supporter l'éloignement. J'avais un grand projet pour le football libyen et j'avais le feu vert des plus hautes autorités pour tout reconstruire. J'ai entamé mon travail avec beaucoup d'envie en parcourant le pays à la recherche de talents. Là-bas, les petits jouaient au bord de la mer et il y avait beaucoup de talent. Au Maghreb, le jeu est presque le même, basé sur la technique pure et le dribble. Je voyais les enfants jouer et avancer vers le but, mais au lieu de marquer, ils faisaient demi tour pour continuer à dribbler. Dommage que je n'ai pas pu continuer. Si vous étiez resté en Libye, le football de ce pays aurait-il évolué ? Ce serait prétentieux de dire que le football aurait atteint les cimes, mais la Libye aurait eu au moins une bonne sélection capable de se hisser au meilleur niveau du continent. Tout le monde avait adhéré à ma méthode et tout le monde savait qu'il avait affaire à un gagneur qui avait horreur de l'échec. Au point où les gens en Argentine ont souvent critiqué votre jeu austère qui privilégie le résultat au détriment de la manière… Dites-moi qui a dit ça en Argentine ! Il y a un journal qui s'appelle Clarin qui disait tous les jours que j'étais froid, calculateur, défensif. On l'a tellement répété que je traîne cette réputation jusqu'à aujourd'hui. Lorsque nous avons gagné la Coupe du monde en 86, j'ai acheté un espace publicitaire à Clarin et j'ai mis : «Bilardo a gagné la Coupe du monde avec le 3-5-2». Une tactique critiquée à longueur de colonnes par les journalistes de Clarin, mais qui fera école durant de très longues années. Les Hollandais ont été les premiers à nous imiter en jouant et en gagnant l'Euro 88 avec trois défenseurs centraux : Koeman, Van Tiggelen et Rijkaard Justement, l'Algérie a joué avec la même tactique en Coupe du monde… Voilà, et il n'y a pas que l'Algérie, je peux vous citer une dizaine de nations qui jouent encore en 3-5-2. Après la Coupe du monde 86, j'étais souvent convié par la Fifa et l'Uefa pour expliquer ce nouveau schéma tactique. Chez moi, on continuait à me critiquer. En vérité, on n'a pas aimé qu'un entraîneur d'une petite équipe comme Estudiantes arrive en sélection, après avoir remporté trois Coupes d'Amérique du Sud au nez et à la barbe de Boca et River, les clubs phares du championnat d'Argentine. On disait n'importe quoi, car leur journal ne se vendait plus. Mais attention ! Aujourd'hui tout est rentré dans l'ordre avec Clarin. Ce sont tous mes amis même si tout le monde en Argentine ne les aime pas. Vous avez été le premier à jouer en 3-5-2, mais vous aviez Maradona ? C'est parce que j'avais Maradona que j'ai joué comme ça. C'était pour lui permettre de se libérer complètement. Les meilleures années de Maradona en sélection, c'était avec Bilardo. Ça ne vous dérange pas qu'on dise que c'est grâce à Maradona que vous avez gagné la Coupe du monde ? Si ça me dérange, parce que Maradona a réalisé deux grandes Coupes du monde grâce à moi aussi. C'est une victoire collective et tout le monde y a participé. Nous avons été tous champions du monde. Ça vous touche que Maradona vous accuse de l'avoir trahi en décidant de rester à la fédération, après son limogeage ? Pas vraiment, parce que je le connais, il est très impulsif. J'ose espérer qu'il l'a dit dans un moment de colère et qu'il ne le pense pas. J'avais un contrat avec la Fédération argentine jusqu'en 2011 et j'ai voulu l'honorer. On ne peut pas m'accuser de traître pour ça, non ? En sélection, j'ai mis Maradona dans les meilleures conditions et comme je vous le disais tout à l'heure, il n'a jamais été aussi fort en sélection qu'avec Bilardo. Par la suite et lorsque le monde du football, l'a complètement marginalisé, j'ai été le chercher en Argentine pour le prendre avec moi au FC Séville. Comment l'Argentine arrive-t-elle à produire autant de talents chaque année ? Je ne sais pas si vous suivez bien ce qui se passe dans les centres de formation, mais je vous informe que l'Argentine forme de moins en moins de joueurs par rapport au passé. Pourquoi ? A Buenos Aires, il y a beaucoup de monde à tel point que les terrains vagues se comptent sur les doigts d'une seule main. Les gamins n'ont plus d'espace pour jouer. Avant, la rue était la première véritable école de football et les petits vont aux centres de formation avec des qualités innées. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas et j'ai vraiment peur pour l'avenir de la formation en Argentine. Vous êtes peut-être un entraîneur réaliste, mais tout le monde reconnaît votre fair-play. Comment avez-vous perçu le refus du sélectionneur français Domenech de serrer la main à Carlos Alberto Parreira en Coupe du monde ? Vous voulez la vérité ? Je n'ai jamais voulu serrer la main à mes collègues entraîneurs. Après un match, il y a un vainqueur et un vaincu et forcément un entraîneur heureux et un entraîneur triste. C'est un peu hypocrite d'aller serrer la main à quelqu'un que tu viens de battre. Cela n'explique pas pour autant le geste de Domenech, car c'est la tradition et on doit tous la respecter. Je vous ai dit que je suis contre, mais j'ai toujours serré la main à mes adversaires, même à contrecœur. Durant le même Mondial, l'Algérie a accroché l'Angleterre. Etait-ce une surprise pour vous ? Oui et quelques semaines après, j'ai rencontré Capello qui m'a avoué qu'il n'avait pas sous la main les joueurs qu'il voulait. Cela ne veut pas dire que s'il avait tous les joueurs sous la main, il aurait battu l'Algérie, mais l'Angleterre n'a pas joué avec tous ses atouts. On voit que vous êtes fatigué. On vous laisse donc mais on vous demande de lancer un message aux Algériens… Je souhaite d'abord que la situation en Libye se calme, surtout pour préserver les vies humaines. Je remercie les Algériens de m'avoir très bien traité aussi lors de mon passage dans votre pays. Mis à part un problème que j'ai eu à la frontière, tout s'est bien déroulé. Je continue à croire en le football maghrébin et j'espère voir au moins un pays du Maghreb émerger sur le plan footballistique, car c'est un gâchis de voir tous ces talents disparaître sans avoir eu la chance d'aller loin. ----------------------------- Appelez-le «gros nez» ! En Argentine, Carlos Bilardo est beaucoup connu par son surnom de «Narigon», qui veut dire gros nez. Un surnom vexant chez nous et dans beaucoup de pays, sauf en Argentine où on colle des surnoms dès l'enfance ou l'adolescence. Il ne faut donc pas être surpris de voir les Argentins appeler Bilardo par son surnom sans que ce dernier ne soit choqué. «Je n'ai pas à être choqué parce que c'est une habitude en Argentine et parce que j'ai effectivement un gros nez», nous a-t-il dit en souriant. ----------------------------- «Mes origines siciliennes m'ont rapproché du Maghreb» Avant de nous accorder l'entretien ci-dessus, Bilardo a longuement discuté avec nous en off en parlant longuement de son amour pour le Maghreb qu'il n'arrive pas à s'expliquer. «Sans doute à cause de mes origines siciliennes», nous a-t-il dit en nous expliquant l'histoire de son grand-père parti émigrer en Argentine comme beaucoup d'Italiens, il y a plus d'un siècle. «En 1890, il a décidé de faire ses bagages seul, il sera suivi par ma grand-mère une année plus tard. Vous allez me dire que ça fait déjà longtemps, mais croyez-le ou pas, lorsque je suis allé dans son village d'origine, j'étais ému», nous a raconté Bilardo. Cela s'est passé avant le Mondial-90 qui s'est déroulé en Italie. «Une revue argentine m'a proposé de faire un reportage au pays de mes ancêtres dans un petit village au cœur de la Sicile et le moins que l'on puisse est que j'ai été ébahi, presque tout le village s'appelait Bilardo. Je marchais dans la rue et je lisais les pancartes : Bar Bilardo, Boucherie Bilardo, Epicerie Bilardo, j'aurais pu demander une partie de l'héritage», a plaisanté Bilardo. ----------------------------- Bilardo-Maradona, je t'aime moi non plus ! Ils ont tout gagné ensemble, ils ont pleuré ensemble, ils ont ri ensemble au point où les Argentins pensaient que la relation Bilardo-Maradona n'avait rien à envier à une relation entre un père et son fils. Pourtant, le clash a eu lieu l'été dernier, quelques jours après le limogeage de Maradona de la sélection d'Argentine. El Pibe de oro s'attendait à ce que ses amis Bilardo et Batista allaient lui emboîter le pas par solidarité. Après quelques jours d'attente, il a décidé d'attaquer en traitant ses complices d'hier de traîtres. La réaction de Bilardo, vous la trouvez dans l'entretien ci-dessus. Depuis, les relations entre les deux hommes sont rompues.