«Un jour, j'ai surpris Zidane en train de jouer devant la gare avec des Algériens. Je lui ai dit : “Qu'est-ce que tu as fait Zizou ?'' Il m'a répondu : ‘‘Je ne peux rien refuser aux Algériens''» «Ghezzal est meilleur lorsqu'il joue attaquant droit ou gauche» Merci M. Lippi d'accepter cette interview et de pouvoir vous adresser directement aux Algériens en particulier et aux Maghrébins en général. Je vous en prie, c'est un grand plaisir de pouvoir parler avec vous. Un entraîneur comme vous qui réussit à gagner autant de titres dont la Coupe du monde et la Champions League arrive-t-il à saturation ? Perd-il la motivation et l'envie de continuer à travailler ? Non pas du tout. Quand on aime ce sport, quand on aime ce métier, on ne perd jamais l'envie. Néanmoins, il arrive parfois qu'on ait envie de se reposer, ça peut prendre un an, deux ans comme c'est le cas pour moi, mais je n'ai jamais perdu l'ambition de revenir sur les terrains. C'est donc une année sabbatique ? Non, deux années sabbatiques. Vous arrive-t-il de repenser à la Coupe du monde 2006 ? Si oui, quelle est l'image qui vous revient le plus ? L'image que je garde est celle des joueurs, du staff technique, des dirigeants, des kinés. Tout ce beau monde faisant un cercle et fêtant la victoire en Coupe du monde. Parce que cette victoire est celle de l'union de toute la composante de la sélection. C'est vrai que les acteurs sont les joueurs et l'entraîneur, mais derrière il y a beaucoup de gens qui travaillent dans l'ombre. Quatre ans plus tard, l'Italie a été éliminée au premier tour en Afrique du Sud. Un tel résultat peut-il effacer le succès obtenu en Allemagne ? La carrière d'un entraîneur est faite de succès et d'échecs, mais un échec aussi cuisant soit-il n'effacera jamais une victoire en Coupe du monde. Quand tu gagnes un Mondial, tu entres à jamais dans l'Histoire de ce sport. Et l'Histoire, personne ni rien ne peut l'effacer. Chez nous, les gens ne comprennent pas pourquoi Lippi qui a entraîné deux grands clubs en Italie, la Juve et l'Inter, n'a jamais dirigé le Milan AC… (Il rit) J'ai travaillé dix années à la Juve et deux à l'Inter, il ne restait pas beaucoup de temps pour le Milan AC. Pourtant, il y a deux, trois ans, j'ai eu des contacts avec les dirigeants milanais, mais ça ne s'est pas fait. Peut-être que c'est à cause de votre philosophie défensive qui ne cadre pas avec celle du Milan qui prône l'attaque, non ? Celui qui dit ça n'est pas bien informé. Et ne connait rien au foot ? Non, je n'ai pas dit ça. J'ai dit que la personne qui pense que les dirigeants milanais ne me voulaient pas parce qu'ils aiment attaquer est mal informée parce que M. Galliani en personne m'a contacté pour me proposer d'entraîner Milan, mais ça ne s'est pas fait. Comme l'Italie, l'Algérie a été éliminée au premier tour en Afrique du Sud après une qualification historique à la phase finale. Il a fallu un nul à domicile après le Mondial pour que le sélectionneur qui a réalisé cet exploit soit descendu en flammes. Vous pensez que le métier d'entraîneur est un métier ingrat ? Non, ce n'est pas uniquement le métier d'entraîneur qui est comme ça. Toute la vie est comme ça. Tu fais 100 choses bien et personne ne te dit rien, tu fais une chose un peu moins bien et tout le monde te critique. C'est donc normal que l'entraîneur algérien soit critiqué même après avoir qualifié l'équipe en Coupe du monde. C'est normal, mais c'est un peu injuste… Non, c'est normal. Il y a quelques mois, votre nom a été cité pour entraîner l'équipe d'Algérie… (Il nous coupe) Un journaliste algérien (Ndlr : c'était le journaliste du Buteur) m'a justement appelé à cette période-là pour me demander de lui confirmer ou de lui infirmer cette information et je lui avais dit qu'aucun responsable de la fédération algérienne ne m'avait contacté. Ni directement ni indirectement ? Pour moi, il y a un seul contact, le contact direct. Aucun dirigeant algérien n'a parlé avec moi de l'éventualité d'entraîner la sélection algérienne. Si c'était le cas, auriez-vous accepté ? (Très irrité) Je ne peux pas répondre alors qu'il n'y a pas eu d'offre. Lorsqu'il y a une offre de travail, ça discute des conditions de travail, des objectifs, mais il n'y a rien eu. Je ne peux pas accepter ou refuser une offre qui n'a jamais existé. Quand on vous dit qu'en Algérie et dans tout le Maghreb, la Squadra Azzura possède beaucoup de supporters, êtes-vous surpris ? Non pas vraiment parce que je sais que dans tous les pays arabes, les gens aiment le football européen et suivent les grands clubs d'Europe comme Manchester, Liverpool, Milan, la Juve. Ils suivent tous les grands championnats européens, anglais, espagnol, italien, français. Non, je ne suis pas surpris. Et si l'on vous dit que lors de la finale de la Coupe du monde 2006, la majorité des Algériens étaient avec la Squadra Azzura, cela vous surprend-il ? Ça ne me surprend pas, ça me plait. Ça me plait beaucoup. Les plus grands entraîneurs italiens ne travaillent pas beaucoup à l'étranger. Pourquoi ? Non, je ne suis pas d'accord avec vous car beaucoup d'entraîneurs italiens ont travaillé ou travaillent à l'étranger. Il y a Trapattoni à la tête de la sélection irlandaise, il y a eu Capello en Angleterre, Zacherroni au Japon, Spaletti a pris le Zenith de Saint-Pétersbourg. Tardelli a entraîné l'Egypte… Tardelli, l'Egypte aussi. Ancelotti entraîne le Paris Saint-Germain. Il y a un Italien à la tête de l'Albanie sans parler de Ranieri qui a travaillé en Angleterre et en Espagne. Et vous, pourquoi n'avez-vous jamais exercé à l'étranger ? J'ai passé beaucoup d'années à la Juventus où j'étais heureux, je n'ai donc pas eu le temps de travailler à l'étranger. Maintenant, je suis prêt à tenter une aventure hors de l'Italie. Peut-être dès la saison prochaine. Quelques joueurs algériens ont joué en Italie, les connaissez-vous ? Je connais un et le meilleur de tous. Lequel ? Zizou Zidane naturellement. Vous le considérez donc comme Algérien ? Il est d'origine algérienne et donc algérien. Je vais vous dire pourquoi. Lorsque j'entraînais la Juventus, je suis parti manger un soir au restaurant et lorsque je m'apprêtais à rentrer chez moi, j'ai surpris Zidane en train de jouer un match devant une gare. J'étais hors de moi. Le lendemain, je suis allé le voir et je lui ai dit : «Qu'est-ce qu'il s'est passé hier Zizou ?» Il m'a répondu : ‘‘Coach, ce sont mes amis algériens qui sont venus me voir, ils voulaient jouer un match et je n'ai pas pu dire non''». Il était gêné, mais très fier d'avoir joué avec ses potes algériens. Il n'a jamais caché sa fierté d'être algérien. Comment il était Zizou ? C'est une personne fantastique, extraordinaire. Beaucoup d'humilité, de disponibilité avec tout le monde. Pour moi, au cours des dernières quarante années, il a été le meilleur avec Maradona. Quelle est la chose que Zidane possède sur le terrain et que les autres joueurs n'ont pas ? La capacité de mettre son immense talent au service des autres. Lors de la finale de la Coupe du monde 2006 et à part la joie que peut procurer la victoire finale, avez-vous eu une pensée pour Zizou et la manière avec laquelle il a quitté le foot ? Oui, j'ai eu une pensée pour lui. Je ne vais pas vous dire que je n'ai fait que penser à Zizou car on venait quand même de gagner une Coupe du monde, mais j'ai été également triste pour Zizou et le geste malheureux qu'il a eu. Vous savez, je connais bien Zizou et sa famille pour ne pas penser à lui, même en pleine liesse. J'ai vu et revu son geste après la Coupe du monde, mais je n'ai jamais voulu le commenter. Je ne jugerai jamais Zizou. Pourquoi ? Car un geste, aussi malheureux soit-il, ne peut pas effacer une carrière aussi spectaculaire que celle de Zidane. C'est normal qu'on réagit comme ça parce qu'on nous a insulté notre mère ou notre sœur ? Ce n'est pas normal, mais, au risque de me répéter, je ne veux pas juger Zidane. Il y a un autre joueur algérien qui joue à Milan. Connaissez-vous Mesbah ? Oui, bien sûr. Pensez-vous que sa promotion de Lecce, un club qui lutte pour le maintien, à Milan, l'un des meilleurs clubs du monde, est normale ? Oui car si Milan l'a recruté c'est qu'il a les qualités pour y jouer. Vous savez, il y a beaucoup de joueurs qui jouent dans les clubs du bas de tableau, parfois dans les divisions inférieures, il faut juste avoir le bon œil pour les trouver. Mesbah est un très bon joueur et, à Milan, il aura l'occasion de progresser davantage. Connaissez-vous Ghezzal qui a passé huit ans en Italie et qui joue actuellement à Levante en Espagne ? Oui, bien sûr. Ghezzal est très connu en Italie. En club, il joue derrière les attaquants alors qu'en sélection il joue en pointe. A quel poste peut-il être performant, à votre avis ? Je ne peux pas vous dire parce que je ne l'ai jamais vu jouer avec l'équipe d'Algérie. En Italie, il a été bon lorsqu'il a joué sur les côtés à droite ou à gauche. Il est le cinquième Algérien à rejoindre le championnat d'Espagne. Le fait d'avoir plusieurs joueurs dans un championnat comme la Liga peut-il être valorisant pour le football algérien ? Ça permet surtout à ces joueurs d'acquérir une grande expérience en jouant dans des championnats aussi exigeants que la Liga, le Calcio ou la Premier League. Cela servira par la suite leur sélection. C'est une caractéristique des joueurs nord-africains d'aller jouer en Europe, ce n'est pas nouveau et c'est cela qui peut rendre vos sélections plus fortes. C'est certain qu'en Afrique du Sud vous étiez concentré avec la sélection italienne, mais avez-vous entendu parler du match nul de l'Algérie face à l'Angleterre de Capello ? Je n'ai pas vu le match, mais bien sûr que j'en ai entendu parler. Aujourd'hui, on ne peut pas dire que les grandes nations du football sont en train de stagner, ce sont les sélections dites petites qui ont fait d'énormes progrès, surtout sur le plan de la rigueur tactique. On ne peut plus s'imposer juste parce qu'on a une tradition footballistique et qu'on est des habitués des grands évènements. Quel est, selon vous, l'international algérien qui a marqué le plus l'histoire du football ? Sans doute Rabah Madjer avec lequel j'ai été en contact ces derniers jours. En tant qu'ambassadeur de l'Unesco, il voulait m'inviter à un match de charité à Alger. Je l'ai vu à Dubaï lors d'un autre match de charité pour les enfants libyens en présence du nouveau président de la Libye, et il m'a invité officiellement. Et viendriez-vous en Algérie ? Je lui ai dit que si je suis disponible à la date du match, je viendrai volontiers, sinon ce sera pour une autre occasion. Quelle image gardez-vous de lui en tant que joueur ? Madjer, c'est la talonnade d'Allah, non ? Pour moi, il a été l'un des meilleurs joueurs du monde avec de très grandes qualités techniques. Il a signé à l'Inter, mais il n'a pas pu y jouer. Aurait-il réussi dans le championnat d'Italie ? Avec ses qualités, il aurait réussi dans n'importe quel grand championnat et dans n'importe quel grand club. Etes-vous captivé comme tout le monde par le clasico entre le Real et le Barça ? Que voulez-vous dire par « captivé » (Ndlr : là intervient notre interprète pour lui expliquer le vrai sens du mot qui a énervé Lippi car « Cattivato » en italien est un mot injurieux)… A l'heure actuelle, les deux meilleures équipes du monde pour moi sont le FC Barcelone et le Real Madrid. Barcelone est au sommet depuis six, sept ans déjà. C'est donc normal qu'un match comme ça intéresse tout le monde, pas seulement Lippi. Quel est le jeu que vous appréciez le plus, celui du Barça ou bien celui du Real ? Celui du Barça naturellement, mais ces deux dernières années, le Real me plait aussi. Votre compatriote Fabbio Capello a démissionné de son poste de sélectionneur de l'équipe d'Angleterre trois mois avant l'Euro juste parce qu'on a décidé d'enlever le brassard de capitaine à Terry sans le consulter. A sa place, auriez-vous agi de la même manière ? (Là, Lippi est vraiment irrité et on a vite pensé qu'il allait tout arrêter). On ne peut pas voir les choses de cette manière. Pas seulement en football, mais dans la vie en général. Pour répondre à cette question, je dois me retrouver dans la même situation, le même contexte et le même moment que Fabbio. Or, je ne connais pas tous les détails de cette affaire pour pouvoir répondre à votre question, vous comprenez ? Que pensez-vous de Capello comme entraîneur ? C'est l'un des meilleurs au monde, un vrai perfectionniste. Quand un entraîneur gagne des titres avec toutes les équipes qu'il entraîne, cela veut dire qu'il a d'énormes qualités. C'est le cas de Fabbio. Mais, vous comprenez sa décision ? Je la respecte, mais je ne veux pas la commenter. Vous avez été un grand entraîneur, mais vous n'avez pas été international italien comme joueur J'ai joué avec les moins de 23 ans. Faut-il être un grand joueur pour réussir dans le métier d'entraîneur ? Jouer au football peut être important pour connaître la psychologie du joueur, comprendre ce qu'il ressent, mais avoir une grande carrière de joueur n'est pas forcément un gage de réussite lorsqu'on passe de l'autre côté de la barrière. La preuve, beaucoup de grands joueurs n'ont pas réussi à devenir de grands entraîneurs. Avec la Juve, vous avez tout gagné, mais votre passage à l'Inter n'a pas été une grande réussite… (Il nous coupe) Dans la vie, il n'y a pas que les succès ! On ne peut pas gagner à tous les coups. On gagne des titres un an, deux ans…, après on ne gagne rien. Moi, je suis très satisfait de ce que j'ai pu gagner durant ma carrière et je ne suis pas déçu par les échecs parce qu'on apprend plus des échecs que des victoires. Et puis à l'Inter, je ne suis resté qu'une année et demie. Quel est le titre qui a le plus de valeur pour vous ? La Coupe du monde 2006. Et en club ? Les cinq scudetti, la Ligue des champions, la Coupe d'Italie, tous les titres sont importants, mais si je dois choisir, je dirais les quatre finales de la Ligue des champions, même celle qu'on a perdues. Comment réagissez-vous lorsqu'on vous compare à l'acteur américain Paul Newman ? C'est normal. Vous trouvez que vous lui ressemblez ? Avant qu'il ne meurt oui. Non, c'est sympa de savoir qu'on se ressemble. Pourquoi à votre avis, Marco Tardelli n'a pas réussi à la tête de la sélection d'Egypte ? Je ne peux avoir des explications à tout. Peut-être à cause de la mentalité du joueur arabe ? Je ne sais pas. Avec la crise économique, un phénomène nouveau est apparu en Europe : les grands investissements financiers des émirs du Golfe, notamment en Espagne, en France et en Angleterre. Pensez-vous qu'ils puissent apporter quelque chose de positif au football ? Ça peut être positif quand l'investisseur est un passionné de foot et qu'il a beaucoup d'argent. Aujourd'hui, le monde s'est globalisé, pas seulement en football, mais dans tous les secteurs de la vie. Il n'y a pas que les émirs du Golfe qui investissent dans le football, il y a des Américains à la tête de Manchester United, il y a Abramovich à Chelsea. Celui qui a de l'argent et un programme sérieux est le bienvenu. En Italie, par contre, il n'y a eu aucun investisseur étranger… L'Italie c'est un peu particulier. Je m'explique : deux des trois plus grands clubs d'Italie sont gérés par des familles depuis des décennies, les Agnelli à la Juve et les Moratti à l'Inter, le Milan est géré par Berlusconi. C'est très difficile donc de pouvoir investir dans ces clubs. Peut-être que d'autres clubs comme la Roma ou Naples vont intéresser les investisseurs étrangers à l'avenir, je ne sais pas. Vous nous disiez tout à l'heure que vous êtes prêt à tenter une expérience à l'étranger. Etes-vous disposé à exercer dans un pays arabe ? J'ai tout récemment été contacté par les responsables de la fédération des Emirats arabes unis, j'ai eu un autre contact au Qatar et en Arabie Saoudite. J'ai eu plusieurs contacts avec les pays du Golfe. Pour entraîner des sélections ou des clubs ? Des sélections. Ça ne s'est pas fait finalement parce que les Saoudiens ont préféré prendre Rijkaard, alors que les autres contacts ne sont pas allés loin. Mais, aujourd'hui je suis prêt à entraîner une sélection arabe. Quand ? Quand il y aura des offres concrètes et des accords. Entre la France et l'Algérie, ça ne va pas du tout à cause du problème des binationaux qui sont nés et formés en France, mai qui choisissent de jouer pour l'Algérie, le pays de leurs parents. Trouvez-vous la réaction des Français normale ? Je pense que ce problème n'est pas propre à la France et à l'Algérie. Il concerne l'Allemagne, l'Italie et d'autres nations européennes. C'est le résultat de la globalisation du football, dont je vous parlais. Un gamin qui est né en Europe, qui joue au football en Europe, mais qui a une double nationalité, doit prendre une décision et le plus vite possible pour pouvoir se libérer et se concentrer avec une seule sélection. Cette décision doit émaner de son cœur car quand on joue pour un pays, on doit l'aimer et défendre ses couleurs. Si demain Al Shaarawy du Milan AC choisit de jouer pour l'Egypte, seriez-vous offusqué ? Je vous dis que c'est une décision personnelle, que tout le monde doit respecter. Al Shaarawy possède la double nationalité et à un certain moment de sa carrière il doit décider pour quelle sélection il doit jouer. Point. Maintenant, on va vous poser des questions courtes et on voudrait des réponses courtes… Allez-y ! Messi ou Cristiano ? Messi. Real ou Barça ? Barça. Milan ou Inter ? Milan. Dieu ? Il est en haut et il veille sur nous. Le bonheur ? Moi en tout cas, je suis très heureux. L'amour ? Il est nécessaire. La mort ? Elle arrivera un jour.