«Je résume le joueur algérien en trois mots : technique, orgueil et sang chaud.» «La talonnade de Madjer est peut-être le meilleur but de l'histoire de la Coupe d'Europe.» llDiscuter football avec Emilio Butragueno, le président des relations institutionnelles et bras droit de Florentino Pérez, est un véritable délice. Avec ses 341 matchs au Real Madrid, ses 69 matchs en équipe d'Espagne, ses 15 titres majeurs et ses diplômes universitaires, El Buitre connaît non seulement le football, mais il a une manière exceptionnelle de le décrire. C'est ce qu'il a fait avec nous durant les deux heures qu'on a passées avec lui dans l'une des nombreuses salles du stade Santiago Bernabeu, son jardin. Dès qu'il a vu les deux boîtes de dattes qu'on allait lui offrir, Butragueno a ouvert grands les yeux avant de se tourner vers notre photographe espagnol, Carlos Martinez, et notre cameraman brésilien Edu, pour leur lancer : «Les Algériens connaissent mon péché mignon: les dattes. C'est le meilleur cadeau qu'on puisse m'offrir.» Butragueno les confiera à l'attachée de presse, Mme Santiesteban, pour qu'elle les lui garde dans son bureau. Avant l'interview, Butragueno nous a demandé des nouvelles de son ami Madjer et de l'actualité de l'Equipe nationale. Suite à cela, l'interview pouvait commencer. «Je suis à vous», nous dira-t-il avec le sourire.ll Merci de nous avoir accueillis au Bernabeu. C'est un vrai plaisir. Le Real Madrid champion d'Espagne, après trois années de règne du Barça et en pleine apogée du jeu de Barcelone. Est-ce un trophée particulier pour vous ? Sincèrement, nous sommes très contents parce que ce fut une compétition très dure avec un rival formidable. Les chiffres des deux équipes parlent d'eux-mêmes. Nous avons été très exigeants avec nous-mêmes. Au Real, nous avons perdu deux matchs et fait trois nuls, nous avons battu le record de buts marqués. Ce fut une saison fabuleuse. Cela veut-il dire que pour battre le Barça, le Real doit friser la perfection ? Eux aussi doivent être excellents pour nous battre. Je vous disais tout à l'heure que les uns et les autres ont été très exigeants avec eux-mêmes. Et puis, la grandeur de l'adversaire te laisse savourer encore mieux ce titre. Et on sait tous que ce Barcelone est une excellente équipe, c'est dire le grand mérite qu'a eu le Real Madrid cette saison. Un titre aussi beau peut-il perdre de sa saveur, après l'élimination amère en Ligue des champions ? Voyons un peu... Comme on s'y attendait un peu, la double confrontation avec le Bayern a été très équilibrée au cours de laquelle le Real a tout donné pour aller en finale, mais il n'a pas réussi. A partir de là, il n'y a pas de quoi avoir de regrets. Il ne faut pas oublier non plus que le Bayern fait partie des meilleures équipes du monde. Ils ont démontré une grande personnalité au moment où ils ont encaissé le deuxième but en quelques minutes. Ils ont réussi à nous emmener aux tirs au but qui est une véritable loterie. La pièce est tombée de leur côté et c'est dommage, car on était tout près du but ! Comme on dit en Espagne, nous sommes restés au bord. En Algérie, beaucoup de gens étaient contents de la victoire du Real. Il y a même eu des gens qui sont sortis fêter ça dans la rue. Cela vous surprend-il ? Non, car je sais que les Nord-Africains, les Algériens surtout, apprécient beaucoup le football espagnol. On vit avec beaucoup d'intensité ce qui se passe en Espagne, particulièrement au Real Madrid. Au nom du club, je remercie beaucoup nos supporters et sympathisants en Algérie et j'espère qu'ils ont eu une belle récompense en fin de saison avec ce titre de champion. Après vous, Raul a pris le numéro 7 pour le céder ensuite à Cristiano Ronaldo. Ce numéro est-il béni au Real ? Voyons voir... C'est un numéro assez représentatif dans notre club parce qu'avant moi, il y a eu deux grands joueurs qui l'ont porté. Il y a eu Juanito qui a joué pendant longtemps avec ce numéro, plus tôt Amancio l'avait porté durant plusieurs saisons aussi. Depuis 1962 et l'arrivée d'Amancio au Real, figurez-vous qu'on est en train de parler de 50 ans de vie du club. Depuis 1962 donc, il n'y a eu que cinq joueurs qui ont porté le numéro 7 : Amancio, Juanito, moi-même, Raul et, aujourd'hui, Cristiano Ronaldo. Je peux dire donc que c'est un numéro béni qui porte chance à celui qui le porte. C'est évident que dans le cas de Cristiano, il s'agit là d'un joueur impressionnant. Il est arrivé au Real en étant déjà une star mondiale, mais cela ne l'a pas empêché d'améliorer à chaque fois son rendement. Son engagement, son professionnalisme, sa personnalité, son ambition d'être à chaque fois le meilleur me laissent pantois. C'est clair que Cristiano a été fondamental dans l'obtention du titre. 44 buts ! C'est de la folie ! Il a marqué plus de buts que la majorité des équipes de Liga durant toute la saison. Vous vous rendez compte ? Cela donne une idée sur la classe de ce joueur. Mis à part Cristiano, tous ces numéros 7 n'étaient pas connus pour être des joueurs athlétiques. Dans votre cas, votre petite taille n'a-t-elle pas été un obstacle durant votre carrière ? Non, parce que le football accepte tout type de corps, y compris le mien. Un joueur de corpulence moyenne ou petite essaye toujours d'utiliser son intelligence pour se donner le maximum de chance de réussir. Vous savez, les meilleurs joueurs de l'histoire du football n'ont pas été précisément très athlétiques. Ils ont été forts, mais pas forcément grands de taille. Pelé n'était pas très grand, Di Stefano non plus, Maradona non plus, Messi également. Il y a énormément de grands joueurs à travers l'histoire de ce sport qui n'ont pas été très grands. Romario, Hugo Sanchez aussi. Le plus important, c'est d'être capable de bien jouer au football, de comprendre le jeu, de savoir utiliser à bon escient son corps pour pouvoir s'adapter à l'équipe et, de cette manière, être utile. C'est le conseil que vous donneriez à un jeune footballeur algérien doué, mais pas très athlétique ? Le conseil que je donne à un footballeur qui commence, c'est de se mettre dans la tête que le football est un jeu d'équipe, et que lui doit mettre ses vertus au service de l'équipe, de l'entraîneur. Il doit s'appuyer sur ses coéquipiers pour tirer le maximum d'eux et de lui-même. Ça c'est le plus important pour moi. Un jeune doit savoir quelles sont ses qualités pour ensuite les mettre au service de l'équipe. Seul, il ne fera rien, encore moins dans le football. Autre chose importante à mes yeux : si un jeune veut atteindre le haut niveau, il doit avoir confiance en lui-même, il doit être conscient qu'il doit surmonter n'importe quelle difficulté. L'Espagne a eu de grands joueurs tout au long de son histoire, mais elle a attendu longtemps pour dominer le monde et remporter des titres majeurs, exception faite de la Coupe d'Europe des nations remportée en 1964. Pourquoi tout ce temps ? Pourquoi par exemple votre génération n'a rien gagné ? Nous avons pourtant été tout près de gagner l'Euro 84 en France. L'Espagne a effectivement toujours présenté des équipes très compétitives qui auraient pu aller très loin, mais dans le football, il y a un facteur très important : la chance. Je vais vous donner l'exemple de l'Espagne actuelle qui a gagné l'Euro puis le Mondial. Durant son parcours en Afrique du Sud, il y a toujours eu des moments décisifs qui auraient parfaitement pu changer la voie à cette sélection. Face au Paraguay : penalty pour les Paraguayens, alors que le score est de zéro partout. Iker l'arrête puis on marque le but de la victoire. En finale, face à la Hollande : face-à-face Robben-Casillas à 20 minutes de la fin. Iker arrête miraculeusement. Si le Paraguay avait marqué, l'Espagne n'aurait peut-être pas passé le cap des quarts de finale. Si Robben était sorti vainqueur de son duel avec Iker, c'est la Hollande qui aurait remporté la Coupe du monde, et cette énorme explosion de joie n'aurait jamais eu lieu et probablement le concept sur le football espagnol et la sélection n'aurait pas été le même. La chance dont a besoin un champion ne nous a jamais souri à nous durant plusieurs tournois. En 1986, nous avons été sortis par la Belgique aux tirs au but. En 1994, nous sommes tombés face à l'Italie (2-1) avec un but de Roberto Baggio à la dernière minute, alors que cinq minutes plus tôt, Julio Salinas ratait un but tout fait. En Corée du Sud, nous avons été éliminés aux tirs au but aussi et en quarts de finale. Vous voyez bien que l'Espagne a toujours été près d'entrer dans le dernier carré et aspirer à être sacrée, mais ça a toujours coincé à cause des détails dont je viens de vous parler. J'insiste pour dire que les résultats d'aujourd'hui sont la conséquence de deux décennies de travail entamé dans les années 1980. Nous sommes tous heureux que l'Espagne et son football aient pu être enfin couronnés à l'échelle européenne et mondiale. Ça fait au moins presque trente ans qu'on attendait ça. Avant de visiter un pays, on en a toujours une image, une idée. Quelle était l'image que vous aviez de l'Algérie, avant de nous rendre visite à l'occasion de la cérémonie du Ballon d'Or ? Au niveau footballistique, l'Algérie a toujours été considérée comme un grand d'Afrique. En Coupe du monde, les Algériens ont su très bien représenter non seulement leur pays, mais aussi tout le continent africain. Des joueurs avec beaucoup d'orgueil et de courage, mais aussi avec une grande qualité technique. C'était et c'est une équipe difficile à battre avec des joueurs compétiteurs. Comme pays, c'était la première fois que je visitais l'Algérie et sincèrement, je me suis senti très à l'aise. Ce fut court mais très intime et convivial. J'ai été très gâté, vous avez été des hôtes merveilleux. Je garde donc une excellente image de votre pays et des gens là-bas. Je serai très enchanté d'y retourner. Quelle est l'image la plus forte que vous avez emportée avec vous ? La rencontre avec Madjer, un joueur que j'admirais beaucoup. A mon avis, il représente le mieux le football algérien que j'ai aimé et dont je vous parlais tout à l'heure. Le joueur algérien est en même temps talentueux, mais très compétitif et avec de la vigueur, du sang chaud, de l'orgueil. Madjer a été comme ça et il a eu une époque glorieuse avec Porto lorsqu'il nous a éblouis par son geste incroyable en finale de la Ligue des champions face au Bayern. J'ai beaucoup de respect pour Madjer, l'homme et le joueur. Il est où le cadre qu'on vous a offert ? Chez mon père et je vais vous dire pourquoi. Tous les cadeaux que je reçois et qui sont liés au football sont chez mon père, cela dure depuis l'époque où j'étais joueur. Le 25e anniversaire de la talonnade de Madjer, dont vous parliez, a eu lieu il y a quelques jours... Cette finale, Madjer aurait pu la jouer contre nous, parce que le Bayern nous a éliminés en demi-finales. Si on fait un flash-back des finales de la Coupe d'Europe, le but de Madjer sera sans doute le plus beau de tous. Quand je dis plus beau but, je me réfère beaucoup plus à la surprise, à l'imagination, au génie. Il fait un truc que personne n'attendait. C'est dans une finale comme ça où la pression est énorme qu'on peut réellement calibrer la catégorie d'un joueur. N'oubliez pas que Porto était mené au score 1 à 0. Comment a-t-il osé un tel geste ? Jusqu'à aujourd'hui, je reste surpris, mais je pense que son geste fou méritait de terminer au fond des filets. Heureusement pour le football que le ballon est rentré et heureusement que ce geste a pu changer le cours de la rencontre pour permettre à Madjer d'entrer dans l'histoire de ce sport. Vous travaillez au quotidien avec Zinédine Zidane. Pouvez-vous nous dire quelle est la différence entre Zidane le joueur et Zidane le dirigeant ? En tant que joueur, c'était le meilleur au monde. C'était un bonheur de le contempler non seulement pour l'efficacité, mais pour le plaisir qu'il procurait aux spectateurs. C'est le type de joueur qui oblige presque le spectateur à aller au stade. Au-delà du résultat du match, et cela n'est pas facile de rencontrer tous les jours. Il était très élégant sur le terrain. Pour nous, ce fut un joueur très important et il l'est toujours en tant que membre de la direction technique de l'équipe professionnelle. Il travaille directement avec Mourinho et on est fiers de le compter dans notre organisation. En tant que dirigeant, Zidane est un homme très calme. L'image qu'il véhicule est la même que celle qu'il transmet dans l'intimité du club. Il dégage une grande sérénité. C'est un homme qui ne parle pas beaucoup, mais qui sait ce qu'il veut. Ses idées sont toujours claires. Vraiment, c'est une chance de le compter parmi nous. Zidane n'a jamais caché son désir de se rapprocher un peu plus du banc de touche. Vous le voyez entraîneur un jour ? C'est son désir et il l'a manifesté il y a quelque temps. On verra ça lorsqu'une opportunité se présentera à lui. Vous le voyez réussir dans le métier ? On ne peut pas le dire maintenant, d'autant plus que c'est sa première année dans une organisation technique. Il faut lui laisser le temps de s'habituer, mais j'insiste pour dire que c'est une chance pour nous qu'il soit au Real Madrid. Madjer vous a invité pour le match gala qu'il a organisé à Alger sous l'égide de l'Unesco. Pourquoi n'êtes-vous pas revenu en Algérie ? Malheureusement, il m'était absolument impossible de venir, car cette semaine-là, on devait affronter le Bayern en demi-finale de Champions League. Le match de Madjer s'est joué lundi, alors que nous devions organiser le match retour le mardi. Ce n'était donc pas possible pour moi de venir. Je suis resté longtemps en contact avec lui et il a compris qu'en tant qu'employé du Real Madrid, je ne pouvais pas venir. Je sais par contre que le match a été une réussite et il ne me reste qu'à le féliciter pour l'organisation de cette rencontre et lui envoyer mes chaleureuses salutations. Ça sera pour la prochaine fois, non ? Je serai ravi de venir si le Real Madrid me libère, naturellement. De votre poste de dirigeant important du Real Madrid, votre conception du football a-t-elle changé ? Vous savez, avec le temps, on accumule les expériences et on apprend de nouvelles choses, parce que le football a évolué depuis le temps où j'étais joueur. Aujourd'hui, le football est devenu plus dur, parce que les espaces se réduisent. Les joueurs se préparent de plus en plus durement, les entraîneurs donnent de l'importance aux moindres détails. Grâce aux nouvelles technologies, ils peuvent étudier aisément le jeu des équipes adverses. Aujourd'hui, on peut suivre n'importe quel match dans n'importe quelle partie du monde tout en étant chez soi. Ce qui n'était pas le cas il y a une vingtaine d'années. Je crois sincèrement que physiquement et tactiquement, le joueur actuel est beaucoup mieux préparé qu'un joueur de mon époque.