L'initiation des enfants âgés de 5 à 8 ans à la pratique du jeûne est un rituel fixé par les traditions, mais constitue en plus une délicate responsabilité psychologique des parents, selon le témoignage de vieilles personnes interrogées à ce sujet à Bordj Bou Arreridj. La première journée de jeûne d'un enfant, parfois abrégée à midi pour les plus chétifs, demeure pour chacun un souvenir impérissable, témoignent des anciens bordjiens qui soulignent, toutefois, que les rituels et les usages peuvent changer d'une famille à une autre ou d'une tribu à une autre mais conservent le même but: sublimer au plus haut point dans les esprits, en phase d'éveil, les valeurs spirituelles qui forment le référent de base commun. Khalti Aïcha, âgée de 70 ans, explique ainsi le principe de l'accompagnement de l'enfant durant la première journée de jeûne: il s'agit de faire en sorte que l'enfant admette la contrainte, mais l'adulte qui l'accompagne peut l'autoriser à rompre le jeûne à toute heure de la journée jusqu'à ce que le novice arrive enfin à jeûner une journée complète. Cette vieille dame ajoute qu'elle avait ainsi assisté de nombreux enfants de sa propre famille ou des voisins dans l'accomplissement de cette obligation religieuse qui est aussi un exercice spirituel particulier. La même personne rapporte que jusque dans les années 1970 au moins non seulement toute la famille mais tout le voisinage doit savoir que l'enfant va se soumettre au rite initiatique du jeûne. Cela prouve que cet acte de piété constitue également, un événement communautaire important, en ce qu'il constitue un rite de passage et un procès de socialisation que l'on n'oubliera plus. Le (ou la) novice qui se montre digne de jeûner comme un adulte fier de se solidariser avec sa communauté, reçoit des cadeaux à profusion, récompenses que l'on nomme ''Barouk essaïm''. Une réception est spontanément improvisée pour les amis de l'enfant, à qui l'ont sert des boissons et des gâteaux faits maison, pour la circonstance, pendant que l'impétrant reçoit les félicitations et les encouragements. Selon Khalti Aïcha, cette journée mémorable est comparable, pour les garçons, à la circoncision accompagnés et assistés davantage par le père, alors que la mère intervient surtout pour la fille. Bien sûr, dit la vieille dame, ''les filles ont plus de courage, plus de volonté et de plus on leur demande de s'affairer dans la cuisine pour la préparation de la chorba frik, de faire le café, de surveiller la cuisson de la galette''. La fillette, qui fera pour la première fois le jeûne, "recevra en guise de cadeau un ustensile de cuisine qu'elle choisira elle-même et qu'elle gardera pendant toute sa vie'', se rappelle-t-elle encore. Khalti Aïcha regrette l'époque où entre voisines elles choisissaient même les journées de jeûne pour leurs enfants et s'entraidaient pour les préparatifs. Elle se souvient que les soirées donnaient lieu à un excellent mesfouf (couscous très fin, sans sauce, servi au beurre et au raisin sec). On évoquait alors les généalogies, ainsi que les liens entre les tribus, les alliances et les descendances, pour perpétuer les traditions et conserver la mémoire. La vieille femme note que Kabyles et Chaouis partagent un grand nombre de coutumes même si pour les premiers les filles reçoivent des cadeaux, plutôt de couleurs vives, et le mesfouf imprégné davantage d'huile d'olive. Par contre, pour les uns comme pour les autres, souligne-t-elle également, le ''Barouk essaim'' du garçon est toujours doté d'un joli burnous blanc, confectionné à sa taille. L'enfant qui a la chance de rompre sa première journée de jeûne en buvant de l'eau de Zemzem, source des lieux saints, est assuré de se recueillir un jour sur le tombeau du prophète (QSSSL). Entouré de toutes les attentions, le novice est accompagné après son f'tour de baptême à la mosquée. Après la prière, de retour à la maison, la fête tant attendue par l'enfant peut commencer, l'enfant découvre ses cadeaux, se souvient encore Khalti Aicha. Cette dernière, émue par des souvenirs troublants, exhibe avec fierté des boucles d'oreilles, un cadeau de sa mère. Elle regrette de ne pouvoir montrer une marmite en aluminium, égarée par une de ses filles. A sa mort, elle lèguera ses boucles d'oreilles à la première petite fille qui jeûnera pour la première fois. Khalti Aicha a gardé précieusement cette relique, 63 ans durant. Elle a gardé également, toujours intacte, cette fierté d'avoir contribué à perpétuer les traditions nationales transmises à sa descendance.