Samedi 18 octobre 2008. Il est presque 09 heures du matin. Nous sommes à l'Université de Mostaganem. Un enseignant, parmi les plus respectés de la communauté universitaire, est lardé de coups de couteaux par un étudiant. Il succombe quelques temps après, dès son admission aux urgences. Ce jour là, l'inadmissible a lieu ! Quand on cherche les conditions psychologiques d'un tel acte, on arrive à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la violence extrême dans une enceinte universitaire. Il ne s'agit pas de considérer seulement les obstacles externes, comme la complexité des phénomènes sociaux émergents, ou encore d'incriminer la violence que nous vivons quotidiennement à travers des comportements verbaux et physiques . C'est en isolant momentanément cet acte des facteurs liés à la violence sociale, et en le situant dans l'environnement universitaire, qu'apparaîtront plus nettement les lenteurs et les troubles ayant conduit aux obstacles, puis conséquemment à l'assassinat d'un collègue. Les causes de stagnation et même de régression de l'université constituent, à notre avis, des parties fondamentales afin d'appréhender la connaissance d'un réel tragique. Ces troubles et lenteurs proviennent prioritairement des problèmes suivants : -Incohérences inhérentes à la planification et à la mise en œuvre des formations universitaires. -Obstacles liés aux facteurs de l'environnement universitaire et aux représentations qui en découlent. Ces dernières construisent une échelle de hiérarchisation des postes de responsabilité en consacrant à l'enseignement une position inférieure, voire même périphérique. Il s'agit à présent d'expliciter ces deux points majeurs, de démontrer ensuite comment et en quoi ils ont construits des obstacles à l'épanouissement de la communauté universitaire, pour engendrer en fin de compte un drame ignoble et bouleversant. Qu'enseignons-nous ? Tout savoir scolaire ou universitaire est un acte et non une essence . En effet, " il vise l'appropriation de concepts et de techniques ; autrement dit de connaissances notionnelles et méthodologiques " . Nous conviendrons qu'il n'est pas possible que cette appropriation se réalise en dehors des situations de communication instaurées dans l'environnement immédiat de l'étudiant. En effet, il est attendu de dernier l'aptitude à développer des stratégies qui permettent de transformer les informations recueillies en connaissances opératoires. Pourtant, il n'en est rien de tout cela ! C'est ce qui doit nous conduire à examiner les logiques d'action et les pratiques d'enseignement récurrentes dans nos universités: - D'abord, les modes de communication les plus récurrents sont au nombre de deux : a. un premier mode transmissif centré sur les contenus modulaires. Nous sommes incapables d'admettre un mode d'enseignement basé sur la mise en place des compétences, autrement dit un mode de co-construction de la connaissance. Notre obstination à conserver un mode transmissif provient de notre refus à toute forme d'innovation didactique, peut-être du fait que nous sommes sécurisés par cette façon de faire qui ne nécessite pas la conceptualisation, encore moins la formalisation et la mise en œuvre de démarches pédagogiques complexes. b. un second mode permissif en rapport exclusif avec le mode cognitif construit par l'enseignant, dans son passé d'étudiant. En effet, nous nous entêtons à considérer restituer les contenus que nous avons reçus. Nous reconstituons au présent notre vécu d'étudiants en devenant les maîtres que nous avions en face de nous. -Ensuite, l'étudiant ne perçoit pas l'objectif des tâches et/ou des activités proposées dans la plupart des cas. Il procède alors à des constructions personnelles qui le mènent vers l'obstacle pédagogique. Sinon, il adopte un comportement démissionnaire. Au pire, il raisonne en terme de modules à acquérir au lieu de co-construire une identité professionnelle. Ce dernier cas de figure semble élucider de la manière la plus cohérente, même si ce n'est que partiellement, le drame que nous venons de vivre récemment. -Notons enfin l'absence de corrélation entre les " rapports au savoirs " des étudiants et les modes de communication des enseignants. Les uns et les autres basculent dans des dialogues de sourds au lieu d'être les acteurs d'une dynamique où toutes les parties seraient gagnantes en fin de compte. Cet ensemble de troubles, qui ne sont malheureusement pas exhaustifs, ont façonné un obstacle à la formation universitaire saine : nous avons désormais des étudiants auxquels nous n'avons pas appris le sens des valeurs scientifiques et que nous avons privés de tout esprit critique. Nos enseignements, qui ne sont qu'un ensemble vulgaire de contenus, ont engendré des opportunistes au lieu de construire des êtres capables de formaliser l'abstrait et de conceptualiser le réel. Nous n'avons pas su (ou voulu) mettre la culture scientifique en état de mobilisation permanente ; nos pratiques pédagogiques consolident encore le savoir fermé et statique au lieu de le remplacer par une connaissance ouverte et dynamique ; nous ne savons pas, par inertie, dialectiser toutes nos variables expérimentales afin de donner à nos étudiants des raisons d'évoluer. Finalement, nous avons mis ces derniers dans une logique où seul le passage au cycle supérieur compte. Par conséquent, nous sommes devant un état d'esprit où les dérapages deviennent prévisibles et créent un climat d'insécurité permanent. Troubles et lenteurs administratives Nous venons de voir comment les incohérences inhérentes à la mise en œuvre des formations universitaires (programmes, contenus et évaluations) peuvent influencer négativement l'état d'esprit et le comportement de nos étudiants. Néanmoins, il serait erroné de penser que le malaise de notre université est imputable à ce seul facteur. D'autres dysfonctionnements, liés aux facteurs de l'environnement universitaire (principalement administratif) sont à considérer de plus près car les représentations qui en découlent constituent un frein à l'essor que nous souhaitons. En effet, ces représentations finissent par construire une échelle de hiérarchisation des postes de responsabilité et relèguent l'exercice pédagogique à un rang secondaire, voire inférieur ou même périphérique. Lorsqu'un responsable, qui est avant tout et par essence un enseignant, demeure trop longtemps dans un poste spécifique, il est évident qu'il développe des stratégies de pouvoir à même de le maintenir plus longtemps encore dans ce qu'il considère comme un privilège. L'absence de garde- fous, comme la durée limitée du mandat ou le mode d'élection, impose chez ce responsable l'état d'esprit suivant : se maintenir coûte que coûte dans ce poste, sinon entretenir des visées plus ambitieuses. Pour y parvenir, il faut séduire toutes les pièces maîtresses de l'échiquier : les supérieurs, les associations estudiantines, les satellites qui gravitent autour de l'institution. Une telle démarche ne va pas sans compromis parfois douteux, au détriment d'une gestion saine et désintéressée de l'établissement. L'une des démarches séductrices, parmi les plus dévastatrices, consiste à céder aux pressions des étudiants (évaluations, pourcentages d'admission, organisation de festivités d'une manière quasi anarchique) en mettant l'établissement supérieur dans " une situation de violation permanente de l'éthique universitaire " .Ainsi, assistons-nous souvent à des conseils de discipline formels où les degrés de sanction sont nettement inférieurs à la gravité des actes. Parfois même, les sanctions prises ne sont pas appliquées. Ainsi, les associations estudiantines deviennent-elles des interlocuteurs incontournables que l'on reçoit à tout instant, au moment où des enseignants de rang magistral attendent pendant des heures avant d'être admis dans le bureau du recteur … pour quelques minutes seulement ! Ces faits développent, inévitablement et d'une manière latente, un laxisme général. Tous les coups sont désormais permis parce que des hommes, désignés pour veiller sur l'institution, s'obstinent désormais dans des stratégies personnelles, oubliant du coup les devoirs assignés à leurs fonctions. L'institution s'efface peu à peu parce que les hommes qui la représentent finissent par ne représenter qu'eux-mêmes. L'échelle de hiérarchisation des postes de responsabilité, les représentations qui en découlent et les modes de désignation des responsables (qui répondent à des critères souvent subjectifs) sont autant de troubles qui perturbent l'essor souhaité à notre université. Cet ensemble de lenteurs devient un obstacle à la gestion du réel et affaiblit considérablement l'institution. Pour conclure Notre collègue, assassiné dernièrement, était la cheville ouvrière d'un département d'informatique. Il a été la victime d'un assassin froid et déterminé. Peu importent les raisons directement liées à cet acte ignoble, elles ne peuvent justifier l'injustifiable. Pourtant, si nous avions su installer la compétence chez nos étudiants, en les amenant à construire et à opérationnaliser la connaissance au lieu de réduire leurs parcours à des évaluations sommatives; si la gestion de l'université était performante au point de garantir une immunité juste à tous les membres de la communauté ; si de nombreux responsables étaient plus préoccupés par des considérations de performance au lieu d'être obnubilés par le pouvoir que leur confère un poste spécifique à durée indéterminée, peut-être alors cet assassin n'aurait-il jamais existé dans une enceinte universitaire. Dr Sâadane Braïk